Qui a peur de Pauline Kael ?, de Rob Garver, 16 novembre

Que l’on soit critique de cinéma ou non, Qui a peur de Pauline Kael est un film édifiant. Parce qu’il retrace le parcours d’une femme qui s’est battue toute sa vie afin de défendre sa liberté d’expression et son style de vie. Dans l’Amérique des années 50, Pauline Kael détonne. Éduquée, elle est allée à l’université, elle se donne pourtant pour mission de désapprendre ce qu’on lui a enseigné à Berkeley : « I worked to loosen my style—to get away from the term-paper pomposity that we learn at college. I wanted the sentences to breathe, to have the sound of a human voice. » Amoureuse, elle divorce néanmoins de l’homme qu’elle aime car elle ne supporte pas qu’il méprise ses points de vue divergents. Mère célibataire, elle ne renonce pas à se faire un nom dans le milieu très fermé et misogyne de la critique cinématographique.

« What She Said: The Art of Pauline Kael », Copyright Juno Films

Pendant plusieurs années, elle paie son billet de cinéma : elle n’est même pas invitée aux projections presse. Et parce qu’elle reste, un temps, éloigné du sérail de l’industrie cinématographique, elle se permet ce que certains critiques n’auraient jamais osé écrire. La marque de fabrique de Pauline Kael, c’est d’abord une honnêteté absolue. Quand elle n’aime pas, elle le fait savoir : avec fougue, véhémence, ironie, mordant… Hiroshima mon amour l’a profondément ennuyée, et tant pis si ce film est adoubé chef d’œuvre par l’intelligentsia. Quant à La notte d’Antiononi et L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, ils constituent d’après sa plume incisive l’epitome de l’oisiveté des riches. Et puis, pourquoi, le réalisateur s’obstine à filmer le postérieur de Jeanne Moreau ? En quoi, cela traduit-il le délitement du couple qu’elle forme à l’écran avec Marcello Mastroianni ? Même si l’on ne partage pas son avis sur certains films, on rit beaucoup à l’écoute de ses critiques. D’après ses anciens collègues et émules, Pauline Kael avait le don de mettre le doigt sur le détail qui cloche et entache le message présumé d’un film.

Marcello Mastroianni et Jeanne Moreau, filmés de dos, dans La Notte.

L’objectif de Pauline n’était pas de « descendre » un film ou un réalisateur pour le plaisir de s’arroger une supériorité intellectuelle ou morale. Non, étrangère aux modes et aux snobismes, Kael aimait avant tout susciter le débat, attiser la curiosité du spectateur, afin qu’il puisse découvrir le film et se faire sa propre opinion. Elle n’hésitait pas à aller à contre-courant et encenser The Fury de De Palma ou Le dernier tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972).

« What She Said: The Art of Pauline Kael », Copyright Juno Films

Sensuelle, esthète et artiste, la critique aimait le cinéma sous toutes ces formes, de la Nouvelle Vague au fantastique, sans oublier les films muets qu’elle avait découvert enfant, puis plus tard, les films trash, et surtout les œuvres issues du Nouvel Hollywood. Elle n’hésitait pas à défendre bec et ongles de jeunes réalisateurs comme Brian de Palma, Robert Altman, Steven Spielberg ou Martin Scorsese à leurs débuts. En sus de la lecture d’extraits de critiques, des témoignages d’anciens collaborateurs, de réalisateurs, et d’acteurs viennent compléter le portrait protéiforme d’une femme, souvent haïe, mais aussi très admirée.

« What She Said: The Art of Pauline Kael », Copyright Juno Films

Les avis de Pauline Kael, pour tranchants qu’ils fussent, étaient toujours justifiés par une culture personnelle hétéroclite : quand elle s’insurge contre l’adaptation de l’ouvrage autobiographique du colonel T.E. Lawrence, c’est parce qu’elle a lu et apprécié les mémoires du militaire. Quand elle défend Brian de Palma, son avis est certes subjectif mais basé sur une solide analyse visuelle. Enfin, pour Pauline, le cinéma est un miroir de notre société et dans la farce ultra-violente de Bonnie & Clyde (Arthur Penn, 1967), elle décèle quelque chose de l’anesthésie d’une partie de la société nord-américaine face aux premières images – pourtant atroces – de la guerre du Vietnam.

Faye Dunaway et Warren Beatty dans Bonnie & Clyde (Arthur Penn, 1967)

A l’image de son style qui n’a cessé de se peaufiner et d’évoluer, Pauline Kael a changé plusieurs fois de rédactions avant de trouver sa famille journalistique. En 1967, elle quitte McCall’s (magazine de presse féminine) pour The New Republic qui censure, coupe et modifie certains de ses textes, avant d’être embauchée en 1968 au New Yorker dont elle sera l’unique critique cinéma dès 1980. William Shawn, le rédacteur en chef du célèbre hebdomadaire, est son opposé : réservé, policé, diplomate… Et pourtant, ces deux-là sont faits pour s’entendre. Pauline ne cesse de parsemer ses articles de petites provocations langagières, un mot d’argot, une allusion sexuelle, que Shawn s’évertue à raturer avant impression !

« What She Said: The Art of Pauline Kael », Copyright Juno Films

Rob Garver, le réalisateur de cet excellent documentaire, a eu la merveilleuse idée de faire appel à Sarah Jessica Parker, qui interprétait Carrie, auteure d’une chronique sur la vie sexuelle des newyorkais dans la série TV Sex and the City, pour lire les critiques de Pauline. Les écrits de Kael avaient été rassemblés dans plusieurs livres aux noms pour le moins évocateurs : Kiss Kiss Bang Bang, I lost it at the movies, When the lights go down… Pour Pauline, le cinéma, était aussi un moyen de braver les convenances, de continuer à incarner par delà les normes et modes, une certaine modernité espiègle. A la fin du documentaire, quelques entretiens (avec Alec Baldwin bizarrement d’ailleurs – pourquoi lui ?) creusent un peu plus la réflexion sur l’indépendance des journalistes et critiques face aux géants de l’industrie cinématographique.

Comment continuer à exprimer son point de vue singulier et subjectif quand les distributeurs font pression sur les rédactions ? L’évocation de la critique cinglante de Pauline Kael à propos de Shoah, documentaire fleuve de près de 10h de Claude Lanzmann, est bienvenue en ces temps où l’indignation bien-pensante exprimée sur les réseaux sociaux a remplacé toute discussion argumentée. Un film (ou n’importe quelle autre œuvre d’art) sur des groupes communautaires victimisés (Noirs, Juifs, handicapés, femmes etc) peut-il être encore de nos jours considéré mauvais ? A-t-on encore le droit de ne pas l’encenser si l’on juge que ses qualités esthétiques et narratives sont en deçà de l’intention louable du réalisateur ? Parce qu’il retrace un destin hors du commun avec beaucoup d’humour et qu’il pose des questions que tout le monde devrait se poser, ce film, peuplé de magnifiques images de cinéma (extraites de Casualties of War, Qui a peur de Virginia Woolf, Mean Streets, McCabe & Mrs. Miller…) est une véritable réussite.

Thuy Thu Le et Michael J. Fox dans Casualties of War (Brian De Palma, 1989)

16 novembre 2022 en salle / 1h35min / Documentaire
De Rob Garver
Avec Alec Baldwin, Francis Ford Coppola, Woody Allen
Titre original What She Said: The Art of Pauline Kael

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