Raccourci vers nulle part, Alex Ratcharge, éditions Tusitalia

Quelle claque ce bouquin !  Raccourci vers nulle part, publié aux éditions Tusitalia, est le premier roman d’Alex Ratcharge, par ailleurs auteur de fanzines et arpenteur de la scène underground européenne depuis des lustres. Le narrateur de ce roman qui nous transporte de la banlieue parisienne à Berlin en passant par Bastille et le 13e  – avant leur gentrification – sans oublier un petit détour au pays basque espagnol pense avoir tout vécu au début de son récit rétrospectif.

Rescapé de plusieurs mois d’errances à Montpellier où il tentait d’esquiver les coups des flics et des dealers, le cerveau embrumé par l’alcool et le LSD, Pierre-Henry (qui préfère qu’on l’appelle Pierrot) a 22 ans et traîne maintenant son spleen entre Paris et la banlieue pavillonnaire de ses parents.

Entre deux concerts et répétitions dans les squats avec son groupe punk Banlieue mentale, il trime dans une société de marketing et tente de grappiller quelques pauses (non autorisées bien sûr), une autre manière d’emmerder le système. Dans Raccourci vers nulle part, il est beaucoup question d’antagonismes. Entre les squatteurs et les forces de police qui les délogent sans ménagement, entre une jeunesse qui aime s’évader dans les paradis artificiels et leurs vieux cons de parents qui abhorrent leur style de vie alternatif et votent RPR, entre les parisiens et les banlieusards, entre les punks fils à papa et les « phacos » à chien qui n’ont pas de baignoire ou de frigo rempli de victuailles…

Mais point de pensée noir et blanc dans ce bouquin ô combien plus subtil que sa promesse de vente. Pierrot, tout alcoolo qu’il soit (ou peut-être bien à cause de l’alcool !) est un petit gars qui n’arrête pas de cogiter. A tel point qu’il est paralysé et n’ose jamais rien entreprendre pour quitter une bonne fois pour toutes ses parents et sa banlieue grisâtre. Les premiers chapitres décrivent avec ironie l’envers du décor, que ce soit dans le milieu punk…

« Veronica ne supporte pas la pauvreté. Ça lui rappelle les favelas où elle a grandi. Dès que je lui parle de mes concerts en squats, elle me traite de touriste : elle dit qu’elle s’est battue toute sa vie pour s’échapper de la misère et qu’elle n’arrive pas à capter que moi, qui ai grandi dans le confort de l’Occident, je prenne plaisir à m’y rouler. » Tandis qu’il démarrait sa twingo, Lucie m’a jeté un regard dubitatif. « Moi, des fois, a–t-elle dit sur le chemin du Garage, quand je reviens du Chenil, je me sens coupable en prenant un bain. Parce que Romain et ses potes, ils n’ont même pas l’eau chaude. J’ouvre le frigo et je me crois à Monoprix, alors que dans celui du squat, tu ne trouves que des machins couverts de moisi. » (page 109)

« C’est quoi déjà l’anti-France ? » m’a demandé Lucie. J’ai haussé les épaules. Elle a répété sa question à un grand keupon qui passait par là. Il s’est fourré un index dans le nez. « C’est rien que des branleurs qui se croient radicaux parce qu’ils chourent leurs bières chez l’épicier. » (…) Sur le trottoir, Falzar a chuchoté. « En gros, ce sont les héritiers de Guy Debord, des provos hollandais, et des mao-spontex, saupoudrés d’un zeste de lutte armée et de culture hip-hop, avec un côté mafieux parfois réel, parfois fantasmé. » Lucie l’a maté comme s’il parlait mandarin. « Mais c’est des punks ? » (page 111)

« L’une des choses auxquelles je ne m’étais pas attendu en incrustant Mayra à la Figue, c’était que la maison serait si souvent vide. Dès qu’il y avait des concerts, on se trouvait dans un lieu plein de vie, de musique, d’art et de chaos, où chacun se prenait de plein fouet le sentiment de liberté. Mais comme Mayra y habitait, et que j’y passais donc une bonne moitié de mon temps libre, j’ai découvert l’autre versant du squat, à savoir les moments hors concert. Ces matins où, d’un coup, la fête était finie. Il y régnait silence et froid. Les canettes vides, qui servaient parfois de projectiles lors des concerts, redevenaient des déchets. Les groupes et les organisateurs n’étaient plus là. Le public non plus. Tout ce qui restait, c’était des gens qui, pour la plupart, ne squattaient ni par militantisme ni par conviction, mais parce que la vie les avait déposés là. »(page 164)

ou au domicile parental, lorsque la mère se met à gober des anxiolytiques :

« Malgré moi, ça m’a déplu de la découvrir aussi grisâtre que son punk de fils. C’était à peine si on la reconnaissait : pas maquillée, les rides creusées, les cheveux en bataille, on aurait dit qu’elle avait passé la nuit dans un hangar désaffecté, à sniffer du poppers en écoutant les Bérus avec ses potes anarchistes. » (page 108)

ou au milieu des autres sondeurs, des précaires déprimés qui débitent leurs questions débiles à des vieux eux-mêmes paumés… Le chef est lui-aussi à la ramasse, n’osant pas trop houspiller Pierrot, hésitant entre rappel à l’ordre et conseils sympas.

« Je disais, excuse-moi Pierre-Henri, mais je me demandais…

– Tu parles à qui là ? Je l’ai fusillé du regard. Moi, c’est Pierrot.

Le chef a dégluti. Il était en costard, sans cravate, avec une petite moustache et des cheveux bruns mi-longs coiffés d’un béret façon Che Guevara : le genre d’utopiste qui se figurait pouvoir rester ‘alternatif’ tout en léchant les bottes du patronat. « Ah, pardon, Pierrot…a-t-il murmuré. Je te disais, enfin, c’est juste que je me demandais… Qu’est-ce que tu es en train de faire, là ? » (…) J’ai jeté un œil au fanzine ouvert à la rubrique ‘Actualités’, qui appelait comme d’habitude à la grève générale. « C’est marrant ce que tu me demandes. Je lisais justement un article sur l’exploitation du prolétariat par le patronat. Passionnant : je te le prêterai si tu veux. » Le Che a regardé alentour dans l’espoir de trouver du secours mais aucun superviseur n’était présent l’après-midi. « Écoute moi bien Pierrot : moi aussi j’aime lire, et le marxisme, crois-moi, j’ai bien connu. » Il m’a gratifié d’un clin d’œil qui signifiait sans doute qu’il avait distribué trois tracts pour un syndicat durant ses études en management. » (page 50)

« Plutôt que de retourner ronfler, la retraitée au bout du fil tentait d’analyser mon appel. Ça arrivait sans cesse : les anciens ne captaient pas qu’on les interrogeait à des fins statistiques, pour orienter le marketing. Ils pensaient qu’on souhaitait leur vendre un truc. Bloqués au XXe siècle, ils ne concevaient pas d’être considérés non comme des consommateurs, mais comme des numéros. » (page 171)

Très vite, un événement vient chambouler la routine RER – boulot – concert de Pierrot : une nana s’attache à lui. On pourrait croire au début que la rencontre avec Mayra, la vénézuélienne fan de Nico et du Velvet Underground ne redonne le moral à notre jeune punk désabusé mais très vite, Pierrot qui était encore puceau avant de passer la nuit avec la joyeuse latina, se fait vampiriser. Si la peinture acide de ce couple complètement dysfonctionnel prête souvent à rire, le personnage de Mayra, manipulatrice borderline aussi dangereuse que la drogue, fait froid dans le dos. Chez un autre auteur, la dépendance affective du narrateur aurait sûrement saouler la lectrice spockienne que je suis, mais Alex Ratcharge a eu la bonne idée de ne pas faire passer le reste – la bande de potes, notamment Iris l’ange-gardien et Crack le pacifique straight-edge, la musique, les tentatives d’émancipation – au second plan.

« Dès que ma copine m’a embrassé et que j’ai fait les présentations avec Iris, cette dernière s’est métamorphosée : d’un coup, elle avait l’air aussi sceptique que l’agent Dana Scully dans la série X-Files. « On s’est déjà vues, non ? » Scully a inspiré une bouffée de sa Ventoline, pour devenir Dennis Hopper en mode psychopathe dans Blue Velvet. » (page 55)

Nous sommes dans les années 1990-début 2000 comme le prouvent les références à Friends ou à MacGyver et l’omniprésence des skaters : malgré son estampillage punk, Raccourci vers nulle part lorgne donc souvent vers le vécu de la génération grunge. Si les Béruriers Noirs sont cités, on n’assistera pas à un concert de La Souris Déglinguée, exit aussi l’ambiance dandy-paillettes-fric de chez Castel que Patrick Eudeline décrivait si bien dans Rue des Martyrs, là, on marche dans le vomi et on évite les jets de cannettes de bière tout en répétant les paroles de Nocif, envie de crever, tel un mantra afin de ne pas sombrer.

L’écriture est également salvatrice et en ce sens, Raccourci vers nulle part est un GRAND bouquin sur ce qui fonde (ou pas) une identité d’écrivain. Pierrot, dont le fanzine s’intitule La vérité ou rien, est obnubilé par la nécessité de témoigner et d’ériger ses textes tels un rempart contre l’oubli. L’oubli ou le secret (de famille), pas le docker de Marseille ou le syndicaliste de Toulouse mais l’anarchiste de Lille (waouh, on tremble !), qui pourrit tout et tue l’envie de vivre. Mais là encore, il puise dans son imaginaire pour trouver les mots justes qui instaurent un peu de distanciation et d’humour :

« Comment les choses avaient-elles pu autant dégénérer ? Et surtout, quelle était l’histoire de ma mère ? Comment ce petit bout de femme avait-il pu effectuer un tel virage à 180 degrés, de l’anarchisme au RPR, durant les années qui avaient précédé ma naissance ? Une fois de plus, je l’ai imaginée, comme Katherine Ann Power, en militante planquée suite à l’assassinat d’un ennemi du prolétariat. Mais nan, j’allais trop loin, là… Mon obsession faisait-elle de moi un fouille-merde ? » (page 159)

On n’écrira pas qu’à la fin Pierrot a grandi, mûri, qu’il est devenu un adulte. Il aurait détesté ces mots. Et d’ailleurs, que veulent-ils dire ? Qu’il a accepté de se plier au jeu social, de se réveiller tous les matins pour aller bosser, de se trouver une compagne et de lui faire un môme parce qu’après ce sera trop tard… Non, Pierrot a continué d’écrire, de porter un regard lucide mais jamais méprisant sur son quotidien, ses potes, ses contemporains et que de sa descente au enfers, il a tiré, non pas des enseignements – apprend-on réellement un jour ? – mais en tout cas la force nécessaire pour faire face aux secrets de famille, au traumatisme et continuer de créer.

Raccourci vers nulle part // Alex Ratcharge
Paru le 13 mai 2022
éditions Tusitala
360 pages – 19 euros
ISBN : 979-10-92159-29-5

 

 

 

 

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