Le gang du biberon, Philippe Segur, Buchet-Chastel, février 2022
Edit au 25/03 : c’est suite à l’entretien avec Philippe Segur que Cinescribe a reçu un exemplaire de son dernier livre Le gang du biberon. (non sollicité) Nous avons détesté ce livre à la structure linéaire sans réelle surprise, aux personnages pathétiques et agaçants, à l’humour consensuel et dans l’air du temps (vannes répétitives sur l’islam, le féminisme, un couple de beaufs en vacances). La critique fut publiée puis retirée car elle semblait en contradiction totale avec l’objectif de la rubrique Entretien avec un auteur qui met en valeur l’ensemble des livres constituant une œuvre littéraire. Néanmoins, après quelques échanges avec l’auteur (dans lesquels nous avons précisé que notre amour pour l’Espagne n’était pas à l’origine de cette critique négative) et suite à de multiples discussions en interne sur la nécessité de ne pas se censurer, nous remettons en ligne la critique. Peut-être aimerez-vous Le gang du biberon (tous les goûts sont dans la nature) mais si vous n’avez rien lu de cet auteur, nous vous conseillons de commencer par Poétique de l’égorgeur ou Métaphysique du chien.
Warnings : ce livre n’est pas un carnet de route à destination de touristes désireux de découvrir les beautés de l’Espagne (nous l’avions évidemment compris !) / « toute ressemblance avec des personnages existants serait purement fortuite » / Ne pas prendre au premier degré tout ce qui est indiqué dans cette critique ironique : nous ne détestons pas les familles nombreuses qui circulent en voiture !
Ceux qui sont les heureux parents d’un adorable enfant ont peut-être déjà fait l’expérience désagréable de cette étrange conversation avec des couples d’amis ou de voisins qui les interrogent : « Alors le 2e, c’est pour quand ? Qu’est-ce que vous attendez ? » Et ces mêmes personnes bien attentionnées, quand elles se voient répondre « Ah non, un c’est déjà assez », de rétorquer de manière cérémonieuse : « Deux c’est le minimum, trois c’est l’idéal, la norme » comme si aucune autre alternative ne pouvait exister sur terre.
Ces derniers mois, on a beaucoup critiqué la Chine, ce pays des dictatures sanitaires, politiques, olympiques. Et pourtant, le français moyen gagnerait à écouter le sage chinois qui a érigé l’enfant unique en garant de la paix sociale et pourrait-on ajouter domestique.
Le gang du biberon, dernier livre de Philippe Segur, pourrait s’ouvrir sur l’une de ces conversations sus mentionnées, récurrentes, passées la trentaine. Afin peut-être d’éviter le pire à Hank et Alma, le couple qui se partage l’affiche de ce nouveau drame familial.
Impossible de ne pas penser aux premiers chapitres de Poétique de l’égorgeur. D’ailleurs l’une des deux filles du protagoniste principal s’appelait pareil. Sauf que dans cet ouvrage dont on se demande s’il n’est pas une commande de Buchet- Chastel tant les références à l’actualité – le féminisme intersectionnel, le coronavirus, l’islamophobie – pas toujours très finement intégrées au récit abondent, les fillettes doivent partager l’attention de maman et papa avec un troisième larron, un gros bébé joufflu accro au biberon de 250 ml, seul moyen d’apaiser ses crises de larmes.
Si l’on riait beaucoup à la lecture des péripéties familiales des héros de Poétique de l’Écorcheur et de Écrivain en 10 leçons, la franche rigolade a fait place aux sourires, épars et de courte durée.
Au fond, Hank et Alma relèvent presque de l’étude sociologique tant ils renvoient à cette fracture entre les habitants des grandes métropoles européennes et les familles demeurant dans des petites villes régionales ou provinciales. Si Hank n’est pas un gilet jaune, lui aussi doit se contenter de faire ses courses – et ses achats de couches – à l’hypermarché situé en périphérie du centre ville. Ce qui justifie amplement la remarque de sa compagne, affolée la veille d’un départ en vacances. Zut, manquer de couches dans une ville où tous les petits commerces ont disparu, c’est l’angoisse absolue. Comme si l’on ne pouvait pas en trouver ailleurs, à l’étranger, dans des enseignes locales.
A l’instar de ces instagrameurs qui passent leurs vacances sur la route, étrangers à la beauté des paysages photographiés, abrutis par des milliers de kilomètres avalés à toute allure, Alma et Hank sont prisonniers de leur maison sur roues, entourés d’objets inutiles, une malle pleine de doudous, une valise remplie de bédés comme si l’aventure en elle-même, le dépaysement espagnol ne suffisait pas à distraire, instruire et faire grandir les enfants tyrans.
Depuis quand, circule-t-on dans le centre ville de Séville en voiture ? La ville – magnifique, riche d’un patrimoine architectural que beaucoup lui envie – n’est pas conçue pour les automobilistes. Il faut se perdre dans le dédale des rues, se reposer sous un oranger avec pour fond sonore le clapotis d’une fontaine millénaire, oser traverser le Guadalquivir et déguster des cailles au cumin et des escargots debout, dans un bar de Triana, avant de rendre visite à la Virgen de la O.
Lecteurs connaisseurs de l’Espagne, celle des paysages encore vierges, celle des cités baroques laissées de côté par les hordes de touristes incultes, de la cuisine de terroir qui confine à l’orgasme (je n’exagère pas, perrunillas, yema de santa teresa, quiconque y a goûté, il n’y a pas que les patatas bravas et la paella), passez votre chemin.
Bien entendu, le trait est forcé pour cette satire qui dénonce l’absurdité du quotidien et la bêtise crasse de certains touristes français à l’étranger. Mais avait-on vraiment besoin de cette scène vulgaire où Monsieur urine dans la cage d’escalier d’un immeuble de Séville ? L’Espagne décrite est celle des années 1970 où certaines routes de Castille n’étaient pas encore goudronnées. Les arbres sont tous rachitiques, les égouts se déversent dans les rivières.
Et depuis quand marchande-t-on dans les hôtels espagnols ? Comme si les autochtones n’étaient pas membres de l’Europe et accusaient un retard économique et technologique sur la France. Depuis quand marchande-t-on tout court, même en Asie, y compris en Afrique, si l’on respecte l’autre ? A moins que le road-trip de Hank et Alma ne soit conçu comme cette émission de télé-réalité (déguisée en documentaire) Rendez-vous en terre inconnue aux jolis relents de néo-colonialisme, où une star part à la rencontre des bons sauvages…
La famille file sur des chemins balisés, ne s’arrête pas à Saragosse, peu connue mais pourtant emblématique de l’architecture mudéjar, cite Corneille à Tolède au lieu de s’enivrer à l’ombre des palais hébraïques et des anciennes synagogues… Délaisse El Greco pour le Hollywood espagnol des westerns spaghetti. La scène où Hank et Alma cherchent à tout prix une autoroute pour quitter Tolède est plus pathétique que drôle tant elle reflète une sorte d’héritage pompidouesque où rouler vite compte plus que le voyage en soi.
Alma est aussi un personnage particulièrement creux et agaçant. Décrite comme une féministe radicale, elle possède pourtant tous les tics des lectrices de Grazia et de Psychologies Magazine, qui parce qu’elles mentionnent désormais à tout bout de champ l’expression oppression patriarcale devenue, depuis peu, à la mode en France, se croient affranchies alors qu’elles ont adopté tous les comportements de la ménagère de moins de 50 ans tant courtisée des chaînes TV.
On a envie de secouer Hank et Alma, de leur lancer à la figure que leur couple est un naufrage dès le départ, car bâti sur le respect des convenances sociales « on s’est rencontré à un repas d’amis », celles-là même qu’ils prétendent mépriser à coup de remarques cinglantes mais au fond, superficielles car non suivies d’effet.
Les personnages enfantins sont, eux, mignons, bien croqués et nous tirent les quelques sourires concédés le temps de lecture nécessaire, surtout lorsque le dernier né rote au visage du paternel, situation amusante lorsqu’elle concerne quelqu’un d’autre que soi.
Et l’on en revient à la conversation initiale. Mais si vous vous aimiez tant, pourquoi deux, pourquoi trois ? Pour faire comme vos amis, pour avoir la panoplie complète du couple parfait, avec le gros break, la cheminée dans la maison en grande banlieue ou à la campagne ?
Le gang du biberon n’est pas un mauvais roman, loin de là.
L’écriture est toujours aussi agréable à lire, fluide, ciselée. Quelques lignes cyniques sont assénées telle des uppercut et relèvent le niveau général (« un groupe de supporters de foot, vêtus de vert et de blanc, maniant drapeaux, fanions et banderoles, venait tout droit sur nous en braillant à pleins poumons. Une vision qui donnait toute sa signification à la thèse du suicide de l’humanité à l’ère de l’anthropocène. »)
Mais on a envie de crier : « Bon sang, où est passé l’auteur du Chien Rouge ? Qu’est-il advenu à Peter Seurg ? » L’auteur est-il si schizophrénique qu’il oscille entre l’écriture de romans célébrant finalement le couple bourgeois dans tout son ennui, toute son hypocrisie, et d’autres livres, enfiévrés, véritables pamphlets contre l’existence même de la famille et de la monogamie comme si ces dernières ne pouvaient qu’enfermer et réduire les individualités, les aspirations personnelles ?
Alors oui Le gang du biberon se veut une caricature des relations hommes-femmes aujourd’hui mais à recycler les poncifs du genre, y compris dans les scènes d’approche sexuelle (Alma se refuse à Hank à cause des enfants qui dorment tout près) l’humour de l’auteur que l’on avait connu plus mordant, rappelle celui de bonnes vieilles sit-com à papa diffusées sur les chaînes hertziennes dans les années 1980. Fustiger la culture de masse et produire un roman qui en relève, un nouveau paradoxe dans l’œuvre de Philippe Segur.
Il manque quelque chose à ce livre… à moins qu’il n’y manque rien, et que cette autofiction ne soit la lecture parfaite en ces temps où une nouvelle peur chasse la précédente, où il est de bon ton de filer à toute allure, droit devant soi, tête baissée, jusqu’au crash final.
Éditeur : Buchet-Chastel (3 février 2022)
Broché : 224 pages
ISBN-13 : 978-2283034897
Dimensions : 13 x 1.7 x 19 cm
Prix : 17 euros 50
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