Entretien avec Philippe Segur, auteur du Gang du Biberon, Buchet-Chastel
Philippe Segur est l’auteur d’une dizaine de romans où le fantastique côtoie l’humour noir. Ses anti-héros, souvent qualifiés par la critique et le principal intéressé de doubles fictionnels, sont en proie au doute : à propos de leur couple, de leur identité professionnelle, et de leur place dans une société consumériste et bourgeoise qui limite l’imaginaire. A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage, Le Gang du Biberon, Philippe Segur a accepté de répondre aux questions de Cinescribe, il se livre dans un entretien érudit traversé des apparitions de maîtres tels qu’Adorno [qui semble-t-il n’avait rien compris au jazz, NDLR] ou Jiddu Krishnamurti…
Cinescribe : Vos héros sont souvent confrontés à l’incompréhension de leurs proches lorsqu’ils expriment le désir de devenir écrivains. La mère de Phil Dechine tente de le dissuader : « De la blague, disait-elle. Trouve-toi d’abord une bonne situation, tu feras écrivain ensuite » Écrivain (en 10 leçons), page 18. Celle de Peter Seurg (Le chien rouge) lui prédit un destin funeste : d’après elle, tous les écrivains meurent jeunes. Enfin, les amis de Phil Dechine considèrent ses livres comme un hobby au même titre que le bricolage. Pensez-vous qu’au final, on écrit toujours envers et contre tous, en réaction aux autres ?
Philippe Segur : Je ne peux ici témoigner que d’une expérience singulière. Pour moi, la contrainte et l’empêchement se sont révélés un excellent moteur d’écriture, qu’il s’agisse du jugement d’autrui, du manque de temps, des conventions sociales ou des obligations de toutes sortes. Donc écrire envers et contre tout, plutôt que contre tous. Un certain esprit de contradiction m’a poussé assez tôt à douter d’un certain nombre de choses. Au nom de quoi, de quelle vérité, devrais-je suivre tel ou tel chemin de conformité si ma perception, mes aptitudes et mon urgence personnelle me prescrivent de suivre une autre voie ?
Lorsque vers vingt ans, j’ai découvert Adorno qui invitait à rejeter « le monde faux des apparences », Philip K. Dick dont l’écriture paranoïaque conduit à douter de toute forme de réalité ou l’advaïta vedanta, doctrine de l’Inde qui affirme la pure illusion de la vie matérielle, je me sentais chez moi, car c’était ce que je ressentais à ma petite mesure. La conjonction de cette forme de révolte intime avec la résistance des événements a engendré une pression intérieure qui a été et demeure une source d’énergie explosive dans l’écriture. Écrire reste une libération, une projection vers l’ailleurs.
Cinescribe : Dans plusieurs de vos romans, votre personnage principal est atteint d’une maladie invalidante : agrypnie (perte prolongée du sommeil) dans Le rêve de l’homme lucide, dystrophie de Fuchs qui entraîne une cécité progressive dans Extermination des cloportes, addictions en tout genre dans Le chien rouge, dépression ou mélancolie parfaitement assumée dans Métaphysique du chien, la pathologie est-elle un simple ressort dramatique ou bien sert-elle une réflexion plus personnelle sur le rapport au réel et la capacité à saisir certaines vérités en faisant l’expérience du manque ?
Philippe Segur : Il s’agit avant tout d’un rapport personnel et antagoniste avec le corps, que j’ai vécu longtemps comme une machine à dompter, mais dont le propre est bien sûr d’être une machine défaillante. Or, la fréquentation de la défaillance physique, dont personne ne veut a priori, vous conduit à un questionnement vertigineux sur votre propre identité. C’est une chose de s’asseoir chaque jour en posture de méditation lorsque tout va bien et de se répéter « je ne suis pas mon véhicule corporel » et c’en est une autre de regarder en face cette affirmation quand le véhicule en question est en train de vous lâcher ! Au bord de l’abîme, il n’est plus possible de tricher avec soi-même. Comme dit Nietzsche, « la blessure elle-même contraint à vivre ».
Cinescribe : Votre peinture du monde littéraire est très sarcastique. Tout le monde y prend pour son grade, les organisateurs de salons, les autres écrivains, les journalistes, les attachés de presse, les éditeurs. Est-ce une mise en garde aux apprentis-écrivains, une manière de leur montrer que ce milieu n’est pas aussi glamour que l’on croit ?
Philippe Segur : Non, pas du tout. Je n’ai ni conseil ni mise en garde à adresser aux jeunes poètes. Tout est réponse à l’intensité ou au défaut d’intensité d’un désir et d’une volonté. Donc « tout est adorable » selon le mot de Léon Bloy. J’ai écrit ce livre par pure gratitude envers le monde littéraire qui m’a accueilli alors même que, sociologiquement, rien ne me laissait espérer que je puisse un jour publier. Je ne suis pas issu d’un milieu intellectuel, je n’avais aucune relation, mon premier roman a été envoyé par la poste. Mais j’avais une volonté tendue et une certaine capacité à lâcher prise malgré nombre d’échecs et de déceptions. Tout ce qui est venu par la suite a été reçu comme une bénédiction et l’humour a été ma façon de remercier.
Cinescribe : Dans vos livres, il y a plusieurs écritures. D’abord, celle professionnelle et obsessionnelle, de vos personnages qui n’ont pas encore percé comme écrivains. Le graphiste d’Écrivain (en 10 leçons) se précipite acheter le dernier ouvrage de Luc Ferry alors ministre de l’Éducation Nationale afin de rédiger des fiches qu’il compulse frénétiquement dans le train, en route pour l’émission de TV à laquelle il est également invité. On songe aussi à l’universitaire agrégé en droit de Poétique de l’égorgeur, un professeur perfectionniste qui lutte contre son sentiment d’imposture (il déteste son métier et préférerait vivre de sa plume) en s’acquittant avec une extrême diligence de toutes les taches que ses pairs lui délèguent. Puis, il y a celle, totalement libérée, flirtant avec les abîmes de la folie, qui au final réconcilie avec soi-même tout en suscitant des ruptures, avec son milieu bourgeois, son épouse, son amoureuse, ses enfants (Le chien rouge). Pourquoi cette opposition revient-elle aussi fréquemment dans vos romans ?
Philippe Segur : Je vous remercie pour la tournure pudique de cette question ! Quand un auteur revient de manière un peu trop insistante sur certains thèmes, il y a fort à parier que cela dissimule quelque chose de personnel. Je ne nierai donc pas que cette dualité, pour ne pas dire cette division, est inscrite en moi : un rapport conflictuel avec la norme sociale, qui est fait à la fois d’attrait et de désir de transgression. Explorer ces forces contradictoires m’a été nécessaire dans l’écriture comme dans la vie non pour les résoudre, mais pour les apprivoiser. Ma double activité d’universitaire dans un domaine plutôt austère – le droit – et d’auteur de romans assez débridés n’est que la traduction d’une problématique qui trouve son origine ailleurs. Sans doute s’agit-il d’un rapport difficile avec l’autorité et avec les « terrifiants pépins de la réalité » dont parlait Prévert.
Cela dit, il n’y a là rien de très original, tout individu est le produit d’une histoire personnelle et de son époque. Nous sommes nombreux à être profondément marqués par les valeurs du conformisme bourgeois qui ont triomphé à partir du XIXe siècle. Mais la massification de la société, l’emprise croissante du pouvoir techno-bureaucratique et la standardisation de la culture ont fait naître, par réaction, une aspiration à la libre expression du moi, l’idée que celui-ci devait pouvoir se développer sans entraves. Je ne fais que témoigner de cette fracture, que chacun peut connaître, entre la norme sociale imposée et le désir, plus ou moins phantasmé, de l’épanouissement de l’être individuel.
Cinescribe : Vous mettez régulièrement en scène la vie familiale de vos héros apprentis-écrivains avec une attention accrue pour leurs routines domestiques. Les enfants jouent un rôle important dans le portrait psychologique de vos héros. Considérez-vous que malgré leur énergie dévorante, ils stimulent l’écriture et sont source d’inspiration ?
Philippe Segur : C’est, en effet, le cas. Mes enfants ont à la fois structuré ma vie en m’apprenant à être père et irrigué mon écriture par leur fantaisie naturelle. La spontanéité et le génie propre de l’enfance sont un merveilleux matériau pour un auteur. Leur rapport au monde et à eux-mêmes est presque brut, très peu altéré par le conditionnement social et le jeu de la représentation de soi. Leur liberté à l’égard des autres, à l’égard du sens, à l’égard de la langue elle-même, devrait nous faire réfléchir davantage sur ce que nous sommes devenus. À ce titre, les enfants sont de grands maîtres spirituels. Si l’on excepte ceux que l’on dresse à singer les adultes, ce ne sont pas « des individus de seconde main » pour reprendre une formule de Krishnamurti.
Cinescribe : Dans plusieurs de vos livres, on quitte son chez-soi douillet, bourgeois et confortable pour vivre des expériences non conventionnelles hors des villes et des lotissements péri-urbains. Peter Seurg s’installe dans les bois puis séjourne plusieurs jours en Espagne auprès d’une communauté néo-hippie inspirée de Burning Man (rassemblement festif du Nevada). Dans Extermination des Cloportes, le héros souhaite s’installer à la campagne pour enfin accoucher de son chef d’œuvre. Dans Vacance au pays perdu, deux amis partent en Albanie pour rompre avec le système. Mais au final, malgré ces départs, les héros semblent condamner à rentrer dans le rang et rejoindre la place qui leur était assignée au début du texte, l’écriture devenant leur seule échappatoire. Pourquoi ?
Philippe Segur : Parce que je ne suis pas sûr qu’on puisse échapper au déterminisme dont je parlais tout à l’heure. On peut changer de région, de milieu, de pays, on emporte ses conflits avec soi ainsi que les normes sociales qu’on a intériorisées. À l’heure de la mort de Dieu et du déclin des religions – du moins pour les Occidentaux –, un esprit épris d’absolu ne peut pas trouver de satisfaction dans le monde relatif. C’est une quête contradictoire et une impasse dans laquelle nous a conduits la modernité. Il y a chez Antonin Artaud cette phrase d’une extrême lucidité : « Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé ». Effectivement, l’être humain moderne ne se possède pas. Il croit ou veut se posséder, mais est toujours possédé par quelque chose : ce qu’il a, ce qu’il veut avoir, ce qu’il redoute de perdre. Même son imaginaire ne lui appartient pas tout à fait. La seule liberté qui lui reste est de le savoir, métaphoriquement de prendre la plume pour le dire.
Cinescribe : L’actualité est présente dans plusieurs de vos livres. Elle est utilisée comme élément clef du récit (la catastrophe d’AZF dans Poétique de l’égorgeur) mais peut aussi apparaître camouflée sous la forme d’alias ou de clins d’œil à un certain milieu littéraire (on songe à George-Patrick Stendhal, le présentateur fictif de l’émission littéraire à laquelle Phil Dechine participe). Elle sert aussi le discours politique du narrateur du Chien Rouge qui exprime à plusieurs reprises son rejet d’Emmanuel Macron après l’élection présidentielle de 2017. Même si vos récits lorgnent souvent du côté du fantastique ou d’une inquiétante étrangeté, vous semble-t-il nécessaire d’ancrer vos textes dans une certaine contemporanéité ?
Philippe Segur : On m’a parfois qualifié de moraliste. J’ai eu du mal à me reconnaître dans ce terme, car mon propos est plutôt de décrire des destins individuels. Avec le temps, j’accepte cependant cette étiquette s’il en faut une : le moraliste est celui qui décrit et épingle les mœurs de son époque. Je crois être un observateur attentif et passionné de la mienne. Croquer les travers de son temps est un plaisir dont il serait dommage de se priver.
Cinescribe : Vos héros ont souvent le profil d’alter-égos, des écrivains dont l’occupation principale, ou tout au moins le principal gagne-pain, est l’enseignement. Vous leur faites professer d’amers constats sur le mode « C’était mieux avant ». Peter Seurg dans Le chien rouge affirme ainsi : « A l’université, je travaillais comme une machine au profit d’une organisation qui demandait toujours plus à ses membres sans se souvenir qu’il pouvait être juste de parfois les récompenser. ‘Service public’, ‘intérêt des étudiants’, ‘devoirs de l’enseignant’, j’entendais ces antiennes depuis 20 ans, la situation ne cessait de se dégrader. Le service public avait été vendu aux gestionnaires de la performance, l’intérêt des étudiants à la marchandisation du savoir et les profs aux prédateurs de la jungle bureaucratique. Tout cela dans le mépris général pour la culture, l’hostilité rentrée des agents de bureau et la jeanfoutrerie des étudiants qui nous considéraient à présent comme des guichetiers délivreurs de diplômes. » Le héros du Chien Rouge est aussi très critique des réseaux sociaux et des prétendus mouvements contestataires qui leur sont associés : « On était Charlie, on était Paris, on était Nice, on était Orlando. On était tout ce qu’on voulait qu’on soit, des supporters de Clinton, des haïsseurs de Le Pen, des pleureurs de Brexit, des sacrificateurs d’Hollande, des adorateurs d’iPhone et le jour ne se levait toujours pas. L’ère des révolutionnaires était passée. Le Temps des indignés était venu. » A-t-on déjà qualifié vos textes de réac ?
Philippe Segur : Si je comprends bien, vous me qualifiez de réac à l’heure de l’ubérisation générale de la société ? À l’heure où la discrimination est érigée en principe de gouvernement ? À l’heure où Cyril Hanouna devient journaliste politique ? Réac en 2022 donc ? J’en rougis de confusion, c’est un grand honneur, merci !
Photo mise en avant : Philippe Segur, © Héloïse Jouanard, Libella, 2016
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