Un entretien avec Kerry Greenwood, auteur de romans policiers dont la série des Phryne Fisher…
Cinescribe : Votre collection de livres mettant en scène la détective Phryne Fisher se déroule dans les années 1920, les célèbres années “folles”, une époque caractérisée par l’avancée des droits pour les femmes dans tous les domaines. Était-ce nécessaire pour dépeindre une héroïne aussi féministe que Phryne ou bien d’autres raisons ont-elles guidé ce choix ?
Kerry Greenwood : C’est le moment historique parfait pour écrire sur des femmes qui font des choses non-conventionnelles et qui mènent des vies originales. Tant de jeunes hommes avaient été massacrés durant la Première Guerre Mondiale en Europe que la société ne pouvait plus enfermer les femmes dans un carcan. On ne pouvait plus leur refuser d’être libres, dans une certaine mesure tout au moins.
Mais j’ai aussi choisi les années 1920 comme décor car quand j’étais étudiante en droit, ma thèse en Histoire du Droit portait sur la grève des dockers en 1928. Donc j’avais à ma disposition un nombre incroyable de documents et d’archives, que j’ai tous gardés, au cas où ils pourraient me servir par la suite.
Cinescribe : Phryne Fisher se révèle une investigatrice pleine de logique et de bon sens. Mais elle est aussi une femme très sensuelle, une esthète qui est sensible à la beauté dans toutes ses formes, des vêtements élégants aux meubles raffinés sans oublier les corps masculins irrésistibles. Pourquoi avez-vous décidé de faire d’elle un personnage avec autant de facettes ? Et pensez-vous que sa liberté en matière de sexualité contribue à la rendre populaire auprès de millions de lecteurs à travers la planète ?
Kerry Greenwood : Absolument ! Phryne est devenue une icône, un rêve devenu réalité, qui représente ce que chaque femme aspire à être. Je reste encore abasourdie en pensant qu’avant de lui donner vie sur le papier, aucun autre écrivain n’avait eu l’idée d’une version féminine de Simon Templar [NDLR : personnage de roman policier créé par Leslie Charteris en 1928 surnommé le Saint, qu’on retrouva ensuite dans des adaptations à l’écran] Les détectives femmes existent depuis toujours mais elles se divisaient en deux groupes. Celles qui ressemblaient à Miss Marple [NDLR : sa créatrice Agatha Christie disait d’elle : « « une vieille fille caustique, curieuse, sachant tout, entendant tout : la parfaite détective à domicile »[1] et puis les autres, des nerveuses, qui s’inquiètent de leur poids. Phryne se moque bien de ce que les gens pensent d’elle. Je crois que c’est vraiment cet aspect-là de sa personnalité qui plait. On nous apprend à nous les femmes, depuis l’enfance, à nous soucier des opinions des autres. Phryne s’en fout éperdument. Toutes les femmes aspirent naturellement à ça. Et pourquoi ne devrions-nous pas être comme elle ?
Cinescribe : La tension sexuelle qui existe à l’écran entre le policier Jack Robinson et Phryne Fisher est presque inexistante dans vos livres. Êtes-vous d’accord avec ce choix opéré par les scénaristes et les réalisateurs de l’adaptation télévisuelle ? Pensez-vous que c’est un plus pour le show ou le regrettez-vous ?
Kerry Greenwood : Pas du tout. Nous avons eu de longues discussions à propos des scenarii mais sur ce point bien précis, je suis heureuse de leur avoir fait confiance. Every Cloud est une superbe unité de production. J’ai attendu 20 ans pour rencontrer des gens comme eux, capables d’adapter mes livres à l’écran. Ils avaient lu tous mes livres. Ils les comprenaient parfaitement. Pour une série TV, il faut de la tension sexuelle non résolue entre l’actrice principale et son partenaire à l’écran. Même si je n’avais pas envisagé une romance qui s’épanouit doucement entre Jack et Phryne, c’est l’étape logique pour le programme TV et le film [NDLR: un film a été réalisé par Tony Tilse, il est sorti dans les salles australiennes en 2020. Disponible sur Amazon Prime.] C’est définitivement un plus.
Cinescribe : Vos livres sont très bien documentés. Comment procédez-vous à chaque fois ? Choisissez-vous des thématiques et des lieux que vous connaissez déjà ou vous plongez-vous dans des archives ou ouvrages universitaires pour rendre l’intrigue et l’ambiance de votre nouvel opus aussi fidèles à l’esprit de l’époque/ du lieu décrit ?
Kerry Greenwood : Dans un premier temps, je choisis un thème basique. Puis, avant même d’écrire quoique ce soit, je m’immerge dans ce monde et je cherche tout ce que je peux trouver à son sujet.
Je pense que je procède ainsi car j’ai écrit beaucoup de romans historiques avant de me lancer dans la rédaction de romans policiers. Les romans historiques sont un excellent entraînement aux polars. Si vous voulez être convaincant, vous devez connaître l’époque et l’atmosphère que vous décrivez. La règle des 10% s’applique. Pas plus de 10% de votre recherche ne devrait apparaître dans vos livres. Parfois, la quantité la plus juste est même inférieure à ça. Les lecteurs ne veulent pas crouler sous les informations. Ne remplissez pas.
Cinescribe : Il y a un fort sous-texte politique à propos notamment de la lutte des classes. Je songe notamment aux personnages de Cec et Bert, deux chauffeurs de taxi communistes qui travaillaient avant sur les docks mais aussi aux gamines perdues adoptées par Phryne ou au sauvetage de Dot, qui devient sa gouvernante et secrétaire. Est-ce que cette dynamique sociale est apparue comme un point essentiel dès le début de l’écriture de la série sur Phryne ?
Kerry Greenwood : Oui, vous avez entièrement raison. Mon premier contact avec l’année 1928 fut ma thèse en histoire, comme je l’ai déjà mentionné. Mon père était un docker au port de Melbourne. J’ai été élevée au sein de la Waterside Workers’ Federation, pour devenir une syndicaliste fière de ses origines. Et Bert et Cec sont des personnages basés sur des types qui existent réellement (Red Tom Hills et Tippo Hayes) que j’ai rencontrés par accident, lorsque je voyageais en train pour effectuer des recherches dans le cadre de ma thèse. Incroyable mais vrai.
Cinescribe : Pour conclure, vous avez dirigé une collection d’articles intitulés “La chose qu’elle aime : pourquoi les femmes tuent.” Est-ce que votre activité en tant qu’avocate suppléante pour le Victorian Legal Aid a été le point de départ de cette aventure littéraire ou pensez-vous qu’il y avait un vide au sujet des raisons qui poussent les femmes au meurtre, vide qui devait être comblé ? La plupart des livres qui traitent d’affaires criminelles authentiques font essentiellement le portrait de tueurs hommes.
Kerry Greenwood : Mais je n’ai jamais été une remplaçante ! Au plus haut de ma carrière juridique, je plaidais 3 fois par semaine dans différentes cours de justice. Je défendais des paumés, des vagabonds, des malchanceux, et des incompétents. Je peux affirmer sans me vanter que j’étais extrêmement qualifiée et douée. La plupart des meurtriers que j’ai rencontrés avaient simplement eu une déveine mais quelques-uns d’entre eux étaient pourris jusqu’à l’os. Et je me suis progressivement intéressée aux 10% de tueurs (un chiffre stable) qui étaient des femmes. Je me suis demandée pourquoi on retrouvait ce pourcentage et surtout pourquoi ces femmes passaient à l’acte.
Sans trop m’étendre dans cette interview, je peux révéler que lorsque les femmes tuent, cela revêt la dimension d’une exécution, elles réalisent alors, que le « méchant » ne s’amendera pas, et qu’il continuera à faire du mal, encore et encore, à moins qu’une personne n’ait le courage d’y mettre un terme. Des recherches sur cet aspect-là, le meurtre comme moyen de rendre justice pour les femmes, ont été faites, mais comme tant d’autres sujets traités à partir d’une perspective féminine, elles sont restées invisibles.
Les éditeurs et moi-même pensions qu’il fallait rectifier cela et offrir un lectorat plus large à ces travaux.
[1] Agatha Christie, Une autobiographie, Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », Paris, 2002, (ISBN 9782253118619), page 764.
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