Eastern Plays, Kamen Kalev, 10 mars 2010, Epicentre Films
Le réalisateur bulgare Kamen Kalev sort un nouveau film, Février, qui devrait être distribué par UFO Distribution en juin 2021 avec la réouverture des salles, l’occasion de revenir sur le premier long-métrage, étonnant de maîtrise, de Kamen Kalev, Eastern Plays, sorti en 2010. Critique initialement écrite et publiée le 16 mai 2010 par Nausica Zaballos sur le défunt site cinemapolis.info
Film en mémoire de Christo Christov, acteur principal du film décédé peu de temps après, Eastern Plays est une plongée dans l’enfer familial et social de deux frères bulgares, Georgi et Christo dit Itso, que tout semble séparer.
Georgi (Ovanes Torosian) est sur le point de devenir une petite frappe néo-nazie. En mal de père, il se réfugie dans les gros bras de Fish (Chavdar Sokolov), brute raciste qui sous la houlette de l’inquiétant Drega (Alexander « The Indian » Radanov), le contraint à tabasser un touriste turc qui se promenait dans les rues de Sofia avec son épouse et sa fille. C’est au cours de cette sanglante soirée que la route de Georgi va croiser celle de son frère aîné Christo, talentueux artiste qui malgré son diplôme des Beaux-Arts est devenu l’employé d’une sordide boutique d’ameublement. Christo est sous méthadone et il affirme à son psychiatre souffrir de son désamour pour le monde. Cependant, sous ses airs de faux-dur désenchanté, Christo possède encore une âme. Il viendra en aide à la famille turque et par ce geste héroïque renaîtra à l’amour et à lui-même.
Eastern Plays est un film miroir. Miroir de la société bulgare, partagée entre modernisme, tentations nationalistes et ouverture sur le monde. Un modernisme qui lui-même se cherche et se résume parfois aux émissions de télé-réalité, baume au cœur de la belle-mère de Christo, une femme-objet reléguée aux cuisines. Un modernisme qui balaie tout sur son passage sans se soucier de préserver les vestiges d’une culture jetée aux orties. La banlieue sordide où réside Georgi ne cesse de s’agrandir, avalant sur son passage des pans entiers de campagne et de verdure, paysages pourtant davantage propices à l’épanouissement personnel et à la vérité intérieure que les tours en béton et les centres commerciaux…Pour oublier le mal qui ronge la jeunesse bulgare, Christo passe des nuits blanches à écouter une jeune chanteuse hurlant « Injecte-moi de l’amour » (fabuleuse bande-son du groupe Nasekomix) ou à errer dans les rues avant d’atterrir chez un vieillard au regard doux et aussi fatigué que lui…
Miroir interculturel : le désarroi d’Isil (Saadet Iksil Aksoy, également à l’affiche des films de Semih Kaplanoglu,Œuf et Le Lait), jeune turque lettrée sauvée par Christo, fait écho à la quête identitaire de Georgi. La société bulgare se meurt car elle cherche des coupables à ses tourments : les orientaux constituent les parfaits boucs-émissaires. Mais les jeunes chiens fous, certains de leur toute-puissance, ne se rendent pas compte qu’ils sont manipulés par des politiciens corrompus exploitant leur rage de vivre et leurs peurs.
Eastern Plays est un film sur la peur : peur de connaître le bonheur pour Christo (à qui l’on propose pourtant d’ouvrir une galerie d’art), peur de s’opposer à un père tyrannique et obtus pour Isil et Georgi. Les figures paternelles du film, à l’exception du vieillard qui accueille Christo, sont toutes incapables de confiance. Le père de Georgi et de Christo n’a jamais cru en ses fils qu’il a considéré comme des bons à rien. En s’opposant à l’idylle naissante entre sa fille et Christo, le père d’Isil se révèle aussi raciste et intransigeant que la bande qui l’a envoyé à l’hôpital. Par conséquent, quelque soit leur milieu culturel ou économique, des deux côtés de la frontière, les jeunesses turques et bulgares sont confrontées au même défi inter-générationnel. Faire concilier l’héritage du passé et les tentations de l’avenir tout en créant des ponts entre les cultures, voilà peut-être ce qui permettra à l’Europe d’avoir un avenir. La quête de Christo témoigne d’un désir de réconciliation : ne pouvant plus changer le passé, ignorant le mépris et le rejet paternels, il devra tendre sa main vers l’autre, l’étranger, pour se sentir à nouveau chez lui.
L’aura de Christo illumine un film dont la mise en scène et la réalisation, si elles témoignent du désenchantement de toute une génération, donnent naissance à des séquences oniriques d’une rare poésie. Christo qui voudrait être de cristal rayonne de mille feux. Eastern Plays est un film qui ne se soucie pas de démontrer quelque chose : il donne à voir tout simplement, et par la même occasion sonne juste. Suivant avec des images parfois tremblotantes, tel un documentaire, la course éperdue de Christo, Isil et Georgi, Eastern Plays est une ode funèbre à une jeunesse qui pour échapper à la mort doit faire son deuil de familles autoritaires gangrenées par la corruption et l’ignorance.
10 mars 2010 / 1h23min / Drame
De Kamen Kalev
Avec Christo Christov (II), Ovanes Torosyan, Saadet Işıl Aksoy
Titre original : Iztochni Piesi
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