Entretien avec François Barcelo, écrivain québécois
Cinescribe : Vos personnages sont souvent sur la route, en fuite, ou bloqués en terrain inconnu. Dans L’ennui est une femme à barbe, le couple dont la cérémonie de mariage est interrompue par un tueur qui abat le curé se réfugie dans un motel des chutes du Niagara. Dans La tribu, un moussaillon est abandonné sur les rivages du Nouveau Monde puis recueilli par la tribu locale. Dans Nulle part au Texas, Benjamin Tardif, traducteur québécois se retrouve coincé nu, au milieu du golfe du Mexique après le vol de sa fourgonnette et de tous ses effets personnels… Si au départ, le voyage se révèle une échappatoire, un grand bol d’air frais, le moyen de changer de vie ou de rompre avec de vieilles relations, le piège se referme souvent sur les héros. Pourquoi cette ambivalence ? De mauvaises expériences touristiques dans votre jeunesse ?
François Barcelo : La seule mauvaise expérience touristique de ma jeunesse s’est produite lorsque mon père m’a amené voir le mont Rushmore (les statues de présidents américains taillées dans la montagne). Il y avait tellement de brouillard, ce matin-là, que nous n’avons rien vu.
Je reconnais qu’il y a pire comme catastrophe. Plusieurs de mes histoires ne sont pas suggérées par mes souvenirs, mais plutôt par mes craintes ou phobies. Par exemple, avant de commencer Nulle part au Texas, j’étais parti en 1988 faire le tour des États-Unis avec une voiture et une petite caravane (que j’ai transformées en combi Westfalia dans le roman pour faire plus peace and love).
Je redoutais que, dans un camping, on me vole toutes mes affaires pendant que je prenais ma douche. Pour éviter que cela se produise, j’ai commencé à écrire cette histoire d’un voyageur auquel il arrive un petit malheur équivalent. Ça aurait pris une énorme coïncidence pour qu’il m’arrive la même chose. Et j’avais raison : on ne m’a rien volé !
À bien y penser, mes romans situés dans d’autres pays ne sont pas centrés sur des personnages locaux, mais sur des voyageurs que guettent ces petites mésaventures que je redoute presque autant que je les souhaite.
« Il s’était efforcé d’imaginer toutes les mésaventures qui pourraient s’abattre sur lui pendant son voyage et avait cherché en vain à s’en prémunir. Mais celle-ci était totalement inattendue et beaucoup plus catastrophique. Il était en quelque sorte naufragé, comme Robinson Crusoé, à la différence que celui-ci avait récupéré quelques biens du naufrage de son navire, tandis que lui n’avait rien. Il était nu comme l’enfant qui vient de naître, sur une route déserte où il n’avait rencontré personne – à l’exception de son voleur – depuis qu’il avait traversé Junior’s Last Run. »
Nulle part au Texas, page 14.
Cinescribe : Votre série en trois tomes Les aventures de Benjamin Tardif emmène le lecteur sur les routes du Texas, de l’Arizona et de la Californie, est-ce que vous aimez particulièrement le sud et l’ouest des USA ?
François Barcelo : En 1988, j’ai décidé de prendre ma retraite de la publicité (j’ai été rédacteur de pub pendant plus de vingt ans). Pour fuir les clients qui auraient pu me réclamer encore (j’étais pigiste, les dernières années), je suis parti faire le tour des États-Unis en six mois avec voiture et caravane. J’ai aimé beaucoup d’endroits que j’ai visités. Les petites villes des États-Unis, à partir du Mid-West, sont souvent détestables. Elles sont généralement dominées par un affreux château d’eau orné d’un slogan insipide (au Québec, comme presque partout en France, les villages sont plutôt dotés d’une grande église centrale pas trop laide, parce que nous n’avons eu qu’une religion, alors que les petites villes des USA en ont six ou sept, souvent logées dans des bungalows). Mais les parcs nationaux de l’ouest sont souvent comparés à des cathédrales. J’aime bien le parc national de Big Bend, au Texas. Il est immense et peu fréquenté. Il y a une piscine thermale naturelle et on peut traverser en barque au Mexique par le Rio Grande. J’aime tellement ce parc que j’y suis retourné il y a trois ans pour mon dernier voyage de camping (sous la tente, cette fois, avec le chant des coyotes la nuit). Mais je dois reconnaître que la France est encore plus belle (j’y ai fait un quasi-tour de France il y a huit ans, en vélo-camping, et j’ai constaté que c’est le plus beau pays du monde — du moins parmi ceux que j’ai vus).
Cinescribe : Les critiques qualifient souvent vos récits de rocambolesques et vos personnages de loufoques. Ce qui m’a frappé c’est la frontière ténue entre réel et imaginaire. Dans L’ennui est une femme à barbe, une accumulation de détails troublants (les vêtements et les chaussures soi-disant déposés à la buanderie et au cordonnier) pousse Jocelyn Quévillon à croire qu’il est retenu contre son gré par Eliane Laurencelle. Dans Le voyageur à 6 roues, le héros est persuadé qu’un ou une autre automobiliste le suit et tente à plusieurs reprises de vandaliser son camping-car. Vos héros semblent tous paranoïaques et pourtant, au fil des pages, on se dit qu’ils n’ont peut-être pas tort. Est-ce le sort qui s’acharne sur eux ou bien leur imagination débordante qui les conduit à s’empêtrer dans des situations inextricables ?
François Barcelo : Mes anti-héros ont bien raison d’être paranoïaques. J’écris généralement les premières pages d’un roman, tôt le matin, à partir d’une situation dans laquelle un personnage se retrouve soudainement dans une mauvaise passe. Le lendemain, avant même de me lever, je cherche une manière de lui enfoncer la tête encore plus profondément dans la merde. Et j’en trouve rapidement, parce que ça me vient tout naturellement. Peut-être suis-je paranoïaque moi aussi ?
« Tout à coup, les pièces du puzzle se sont mises en place : Alice Brodeur est la cause de tous mes malheurs. Ce ne peut être qu’elle. Je l’ai vue à Edisto, puis à Long Key et enfin ici. Les trois fois, on a dégonflé les pneus de la Mustang. A Montreal, elle avait pu partir après avoir crevé ceux de la caravane. Et en Virginie, c’était peut-être elle encore qui avait détaché la caravane pendant que j’étais aux douches. »
Le voyageur à six roues, page 61.
Cinescribe : Les femmes jouent un rôle important dans votre œuvre. Souvent solitaires, en marge (la punkette Floralie Lahaise, l’obèse Eliane Laurencelle, l’endeuillée Geneviève), elles finissent par prendre le contrôle du corps mais aussi de l’esprit du héros qui semble incapable de leur résister malgré leurs nombreux défauts et névroses. Alors, François Barcelo, la femme est-elle l’avenir de l’homme ou son pire ennemi ?
François Barcelo : J’ai un peu honte du traitement que j’accorde aux femmes dans mes romans. Elles restent pour moi un mystère. Je n’ai pas eu de sœur. Je n’ai pas été élevé par ma mère (elle était enfermée dans ce qu’on appelait un asile dans ce temps-là). À vingt ans, j’ai épousé la première fille que j’ai invitée au cinéma. À 21 ans, je divorçais. À 22 ans, je me remariais et je n’ai re-divorcé que sept ans plus tard (mon record). Je pense ne pas être misogyne — les misogynes sont en général convaincus qu’ils connaissent tout des femmes. Mais j’ai bien du mal à approfondir la personnalité de mes personnages féminins. Je me console en me disant que mes hommes ne sont pas mieux.
« Mahii était aussi douée en amour qu’elle était belle et intelligente, mais faire l’amour n’était pas pour elle une partie très importante de la vie. La seconde vie de Mahii, c’était tout simplement l’art. On objectera que c’est trop généreux envers un personnage que d’en faire la plus belle fille du monde, de la doter d’une intelligence très grande (peut-être aussi la plus grande du monde, mais c’est moins facile à vérifier que pour la beauté), de faire d’elle une amante de tout premier ordre et de la doter de qualités morales indiscutables. Pourquoi, en plus, faire d’elle la plus grande artiste que la terre a jamais portée ? »
La tribu, page 159.
Cinescribe : Vous êtes-vous inspiré d’évènements « réels » (miracles locaux) pour Je vous ai vue Marie et pour La Tribu, aviez-vous dès le départ l’idée de cette vaste fresque ?
François Barcelo : J’ai eu l’idée de Je vous ai vue, Marie lorsqu’il y a eu un phénomène d’icône miraculeuse. Dans une banlieue près de Montréal, des gens voyaient une image de la Vierge verser des larmes. On a par la suite appris que c’était une arnaque : les larmes étaient de la cire fondue. J’ai trouvé amusant d’inventer un miracle si irrévérencieux que les croyants n’y croient pas, alors que les agnostiques sont tentés d’y croire.
Pour La Tribu, je venais de terminer mon premier roman, Agénor, Agénor, Agénor et Agénor, mais il n’était pas encore publié. C’était l’époque du référendum de 1980 (la première fois que le Québec a dit non à son indépendance) et ce contexte m’a inspiré cette histoire dans laquelle le peuple québécois devient plutôt une tribu indigène, avec de nombreuses références à l’histoire réelle, que j’ai déformée sans vergogne et de toutes les manières possibles.
Cinescribe : Dans L’ennui est une femme à barbe, votre couple de héros, les presque mariés Jocelyn Quévillon et Eliane Laurencelle s’expriment régulièrement avec des particularismes québécois ou des mots anglais dont la graphie se trouve déformée pour coller avec la prononciation française. Dans vos autres livres, notamment Nulle part au Texas, c’est la traduction qui devient problématique, le héros précise toujours la pensée de son interlocuteur anglo-saxon tout en déplorant une perte de sens. Alors le langage, forcément trompeur ou réducteur ?
François Barcelo : Au Québec, on est écartelé au niveau de la langue dans les romans. Devons-nous utiliser une langue vernaculaire, difficilement comprise en France ? Ou au contraire nous en tenir à la langue académicienne (dès que l’Académie s’est prononcée pour le féminin de la Covid-19, nous avons obtempéré, alors que les médias français ont unanimement opté, peu après, pour le masculin). Dans mes romans, particulièrement dans ceux destinés au public français, j’opte dans le narratif pour un français plus ou moins normatif (même si nous n’écrivons pas du tout comme vous), sauf dans les dialogues où il serait stupide de faire parler des personnages d’ici en argot parisien ou en langage guindé.
Les Français et dans une moindre mesure les Françaises n’aiment pas ne pas comprendre. S’ils ne comprennent pas un mot ou une expression, ils blâment l’auteur. Dans Moi, les parapluies, mon premier roman accepté par Gallimard, j’ai par exemple pris soin d’ajouter quelques mots pour expliquer qu’à Sorel-Tracy il y a une rue Pie-VI, une Pie-VIII, mais pas de Pie-VII. Il fallait que je fasse comprendre au lectorat français que le mot pissette signifie ici pénis et qu’aucune municipalité québécoise n’aurait le culot de baptiser une rue Pie VII. Lorsque j’ai reçu les épreuves, j’ai aussi vu que la réviseure, avait mis des ? au crayon à côté de chaque tu supplémentaire dans les dialogues (par exemple : Tu m’aimes-tu ?). Mais après cinq ou six occurrences, elle a effacé ses points d’interrogation et cessé d’en ajouter.
J’avoue que j’ai écrit une série de quatre romans dont le titre commence par J’haïs (… le hockey … les bébés… les vieux … les Anglais). Je sais bien qu’il vaut mieux dire ou écrire «Je hais». Mais lorsqu’un Québécois déteste quelque chose, il dira plutôt «J’haïs», sinon on ne croira pas à sa détestation. L’éditeur québécois envisageait de les faire distribuer en France, mais, semble-t-il, le distributeur français n’a pas voulu, à cause des titres. Je ne l’haïs pas pour autant.
Cinescribe : Dans vos livres, on a l’impression que l’ambition et le travail ne paient pas, que ce soit pour le journaliste Martial Bergevin dans Je vous ai vue Marie, ou le Capitaine Le Corton dans La Tribu et bien d’autres personnages. A l’inverse, les personnes peu ambitieuses qui se laissent vivre sont souvent tirés d’affaire par la Providence et reçoivent des sommes d’argent qui leur permettent de couler des jours heureux comme Soutinelle dans Nulle part au Texas… C’est un peu votre philosophie de vie, de croire qu’il y a les chanceux et les autres, et que courir ne sert à rien ?
François Barcelo : J’ai eu de la chance. Je suis né en 1941, mais à Montréal — pas à Calcutta ou dans le ghetto de Varsovie. J’ai aussi eu la chance que Patrick Raynal était à la Série noire lorsque j’y ai envoyé Moi, les parapluies (sous le titre Le coup du parapluie, et en cachant qu’il avait déjà été publié à Montréal). Sans lui, je n’aurais probablement jamais été lu en France. Pour me faire pardonner les vicissitudes dont j’accable mes personnages, je me sens parfois (mais pas toujours) obligé de leur accorder un coup de chance dans les derniers chapitres. Malgré tout, je crois aussi que l’ambition et l’ardeur au travail sont des vertus qui donnent souvent des résultats, à condition de ne pas en abuser.
Cinescribe : Vos héros sont souvent affublés des pires défauts et pourtant on ne peut s’empêcher en vous lisant de se dire « ce type-là, cette nana-là me rappellent » le collègue X, le prêtre Y ou le voisin Z. Vous inspirez-vous de personnes réelles que vous avez connues ? Pensez-vous comme votre personnage Sébastien Mauro que l’auteur est un vampire qui se nourrit des malheurs des autres, la personne la plus détestable qu’on puisse rencontrer ?
François Barcelo : Il a fallu que je fasse une recherche dans les tréfonds de mon ordi pour savoir qui est Sébastien Mauro. J’ai écrit plus de quarante romans pour adultes. Supposons une douzaine de personnages nommés dans chacun. Cela fait plus ou moins cinq cents personnages en tout. Il y en a que j’oublie, et j’espère qu’ils me pardonnent. Le personnage dont je m’inspire le plus, c’est moi, soit dit dans vouloir me vanter ou me déprécier. Mais ce n’est jamais tout à fait moi. Je me transforme parfois en jeune du seizième siècle, souvent en vieil idiot, et même en femme à de rares occasions (comme dans Chiens sales).
Vous avez raison : je suis une espèce de charognard, car je me nourris des petits et grands malheurs — ceux des autres et aussi souvent ceux des miens. Un exemple… Il y a une dizaine d’années, j’étais au Nouveau-Brunswick pour des rencontres scolaires. Je conduisais une voiture de location et le lendemain matin de mon arrivée, la météo annonçait moins 25°C. Il fallait que je m’assure que la voiture démarrerait. Elle l’a fait sans protester. Mais je me suis souvenu que le rétroviseur de gauche était mal orienté. Je suis sorti de la voiture, j’ai replacé le rétro, pour m’apercevoir que j’avais appuyé sur un bouton qui verrouillait toutes les portes. Le moteur tournait, mais je ne pouvais plus rentrer dans la voiture. Un réparateur m’a tiré de ce mauvais pas pour 40$. Mais ce fut de l’argent bien placé, puisqu’il m’en a rapporté cinquante ou cent fois plus, en m’inspirant le roman Le seul défaut de la neige (introuvable en France), dans lequel mon héros se retrouve enfermé hors de son camion, au fond des bois, avec un camion dont la benne contient plusieurs cadavres.
« Lorsque est paru ton premier roman, j’en ai volé un exemplaire dans une librairie. Ce que je n’avais jamais fait. Mais je n’avais pas envie de payer pour un de tes livres. Ô merveille! Je l’ai lu en une nuit. Le matin suivant, je l’ai relu, à la recherche d’un signe qui me prouverait que ce n’était que du plagiat. Mais j’y reconnaissais des dialogues qui semblaient sortir tout droit de ta bouche. Ta méticuleuse phobie des coquilles, comme si les fautes typographiques étaient le crime le plus révoltant que puisse commettre un concepteur publicitaire – ou un écrivain. Ton humour ambigu – dont on ne sait jamais s’il est volontaire ou non. Et puis aussi une espèce de candeur coupable, l’art de dénoncer avec conviction les maux de la société, même ceux dont tu es le premier à profiter, tout en laissant entendre que tu en es conscient. »
Le voyageur à six roues, page 182.
Cinescribe : Enfin, est-ce que le contexte actuel, la pandémie vous inspire ? On assiste quand même à quantité de situations abracadabrantesques, de mauvaise-foi gouvernementale et de pétages de plomb individuels… Pensez-vous qu’un jour on pourra en rire ?
François Barcelo : On peut rire de tout, et c’est sûrement déjà commencé dans ce cas-ci. Vous pouvez vous attendre à des piles de fictions rigolotes ou dramatiques tournant autour de la pandémie. Bernard Pivot lui a consacré quelques pages dans son dernier livre.
J’écris ces lignes le 1er avril 2021 (sans blague) et j’ignore ce que l’avenir nous réserve. Pour ma part, je travaille à un roman sans rapport avec la pandémie, sauf dans la dernière page. Mon personnage principal, après avoir couru plus de 8 000 km de Montréal à la ville de Panama [NDLR: François Barcelo était un passionné de course à pied, il a conçu un guide d’itinéraires de jogging, « Courir à Montréal et en banlieue »] décide de rentrer chez lui par le même moyen, et est ravi de calculer qu’il devrait être de retour à Montréal pour son quarantième anniversaire, le 20 mars 2020. Tout le monde ici sait (et devrait se souvenir longtemps) que la pandémie a été officiellement déclarée le 13 mars 2020 au Québec, et que les frontières ont été fermées. Son anniversaire ne sera pas fêté en famille.
Mon quatre-vingtième anniversaire (le 4 décembre 2021) ne le sera probablement pas non plus. J’habite dans une résidence pour aînés et je ne suis pas à plaindre, sauf pour le fait que je ne peux voir mes dix descendants autrement que sur mon iPad. Je me console en me disant que cela représente une économie substantielle en restaurants et cadeaux. En plus, faute de visiteurs, je ne fais plus qu’une fois par mois le ménage hebdomadaire de mon appartement. S’il n’en tient qu’à moi, la Covid-19 peut continuer. À condition que personne n’en meure ou n’en soit gravement affecté.
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