Quelle folie ! de Diego Governatori, en salles le 2 octobre
Qui est le fou ? L’autiste asperger, confronté, un peu à son corps défendant (comme le montre la séquence introductive), à la folie de la feria de Pampelune (San Fermin) ou bien les « fous furieux » qui plongent dans les excès et la liesse de ce rendez-vous touristique international annuel ? Le réalisateur Diego Governatori et son ami Aurélien, diagnostiqué autiste, interrogent notre regard sur l’Autre et la Folie. Quelle folie!, documentaire multi-primé, désempare. Moins par le flot de paroles, parfois infiniment construites, d’autres fois décousues, de son protagoniste principal, un héros ordinaire digne d’un roman ô combien romanesque et romantique (ça tombe bien il cite Flaubert qui semble un maître et modèle pour lui). Plus, par le portrait qui est fait d’Aurélien, à mille lieux des représentations habituelles de l’autiste surdoué.
D’abord, Aurélien ne revendique pas d’intelligence supérieure à la normale. D’ailleurs, il porte sur lui un regard pour le moins sévère, se considérant une sorte de raté, d’incarnation triste et déprimante de l’Échec. Avant de découvrir ce film, on avait en tête des prodiges (plutôt scientifiques) comme le héros de Rain Man, aux compétences sociales très réduites, quasiment replié sur lui-même, ou bien des autistes hautement fonctionnels, qui parvenaient à vivre une existence quasi normale (en tous cas en termes d’affects) entourés de copains et copines tendance nerd, à l’instar de Sheldon dans The Big Bang Effect, personnage à la fois honni et revendiqué comme étendard par certaines associations d’autistes nord-américains. Si Aurélien revendique quelque chose, c’est son handicap. Durant tout le film, il n’aura de cesse de répéter que l’autisme -même asperger- est synonyme de souffrances et d’incapacités… comme profiter pleinement du jeu de la séduction, à relativiser la douleur -même physique-, à entrer en dialogue et résonance avec l’Autre, à construire un discours théorique…
Mais quand on voit Aurélien continuer à marcher malgré une intense douleur au pied, sourire et plaisanter avec deux jeunes espagnoles qui le draguent frontalement, quand on contemple ses pas de danse esquissés au milieu d’une foule qui se déhanche au rythme des batucadas, on s’interroge : les représentations à l’écran de l’autisme (ces hommes et femmes quasi robotiques, si peu séduisants) nous ont-elles tellement conditionnés qu’Aurélien nous apparaît comme un affabulateur ? L’intelligence du réalisateur est de filmer des rencontres ou non-rencontres qui tantôt viennent conforter ce diagnostic (avec les éoliennes et le moteur de la voiture) ou l’infirmer, notamment cet échange verbal, en partie coupé au montage, avec un touriste qui se dit écrivain et lui assène en guise d’invitation à retirer son masque « But you, you’re fucking acting ! »
Assurément, Aurélien est perturbé comme le montrent ces toutes premières images où il est filmé de dos, tentant de se dissimuler derrière des branchages alors que le placement de la caméra qui le suit, le traque même, le transforme en animal apeuré. Le parti-pris de Diego Governatori est à la fois de construire un objet filmique qui échappe à toute catégorisation (est-ce une fiction ? un documentaire ?) à partir de la parole libre et libérée d’Aurélien (chez qui l’on perçoit beaucoup de ressentiment, de frustration à ne pas être compris) et en même temps d’enfermer cet autiste là dans un rôle de bête féroce, tel un taureau qui rue et détruit tout sur son passage. Le film superpose des images d’Aurélien à la feria à d’autres images antérieures à ce voyage quasi initiatique -qualifié de « pèlerinage » par le réalisateur toujours hors-champ– filmées à Paris, autour du carrousel du Louvre : Aurélien déambule, rageur, l’écume aux lèvres, tel un animal sauvage en cage…
Du coup, on est franchement gêné pour Aurélien… gêné de participer à cette mise à mort symbolique, dans l’arène, au milieu d’une foule, au mieux indifférente au sort du pauvre hère, au pire, moqueuse (à l’image du sourire d’un jeune homme arborant, lui, fièrement les couleurs de San Fermin). Et l’on s’interroge sur la dimension thérapeutique de cet étrange objet filmique, dimension pourtant maintes fois revendiquée, à la fois par le réalisateur et Aurélien lui-même. Aurélien a manifestement subi des violences -peut-être physiques, en tout cas verbales, psychologiques, existentielles (il s’est dit « black-listé » par de potentiels amis) – mais le regard à la limite du voyeurisme de la caméra le dépeint comme une bête furieuse impossible à maîtriser.
Et ces mots, insoutenables pour celles et ceux (enseignants, travailleurs sociaux et médicaux, aidants familiaux) qui voient les potentialités (et surtout les richesses singulières) de chaque être confronté à un handicap : pour Aurélien, les autistes qui réussissent dans la vie sont ceux qui « reviennent de leurs abominables manquements. » Déjà plus tôt, un autre mot, aussi lourd de sens, avait été lâché par Aurélien: « vicié. » Et là, on s’interroge à nouveau. Acceptons le postulat de base défendu et illustré par Aurélien : l’autisme n’est pas une construction culturelle d’une minorité revendicatrice, l’autisme est un handicap. Soit. Mais, alors, pourquoi poser ce regard si sévère sur ce trouble ? N’est-ce pas à la société de s’adapter à des gens comme Aurélien, de faire preuve de bienveillance et d’acceptation face à l’altérité ? Si Aurélien éprouve le besoin de corriger qu’il vit à Paris depuis 9 ans et demi et pas 10 ans, un véritable ami s’offusquerait-il de son impérieux besoin de précision ?
Tant bien même n’arrive-t-il pas à produire de texte théorique (c’est un reproche personnel qu’il s’adresse à lui-même à plusieurs reprises dans le film), ne vaut-il pas autant qu’un autre homme ? Les origines socio-professionnelles, le background familial d’Aurélien ne seront jamais abordés… Dommage car si Aurélien, par ses bizarreries à l’écran, demeure une source d’étrangeté à nos yeux, son discours si savant (je cite quelques expressions : « l’aphorisme nietzschéen », « l’objet donné dans son inanité », « la question investie de l’objet »), si socialement marqué (on est clairement plus proche d’un salon rive gauche que d’un troquet de quartier populaire) nous interpelle sur les causes de sa violence. A-t-il, dès son plus jeune âge, été traumatisé par un psychanalyste lacanien (il cite Lacan) ? A-t-il été désavoué par une famille d’intellectuels qui lui reprochaient son incapacité à se fondre dans leur caste ?
Le spectateur (ou plutôt la spectatrice que je suis) a envie de le prendre dans ses bras et lui dire : « si parfois tu t’exprimes comme Philippe Candeloro ou tu créé des néologismes à la Richard Virenque tels ‘pommader la réalité’, ce n’est pas grave, crois en toi. » Malheureusement, ce type de discours rassurant et basique, Aurélien l’a aussi très certainement déjà entendu… et c’est là qu’on prend conscience de la dimension tragique de ce « personnage réel » de documentaire, si seul, si éloigné des représentations autistiques traditionnelles à l’écran… Bravo alors à Diego Governatori d’avoir composé une bande-son et un patchwork d’images de bruit et de fureur qui font affleurer la complexité et diversité du spectre autistique.
BANDE ANNONCE QUELLE FOLIE from NEW STORY on Vimeo.
Date de sortie : 2 octobre 2019 (1h 27min)
De Diego Governatori
Avec Aurélien Deschamps
Genre : Documentaire
Nationalité : français
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