Interview Sebastián Sepúlveda, Les Soeurs Quispe

Sebastián Sepúlveda, réalisateur du long-métrage Les Sœurs Quispe, actuellement sur nos écrans, nous livre plusieurs secrets de tournage… Une interview réalisée mercredi 4 juin au Pain Quotidien avec la complicité de Ciné-sud promotion.

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  • Des acteurs non-professionnels.

Sebastián Sepúlveda : Dina Quispe n’est pas la seule « non-professionnelle » du film. J’ai décidé de faire appel à un ami des sœurs Quispe qui avait eu une histoire d’amour avec Luciana Quispe. C’est l’acteur qui joue le rôle du colporteur. Il leur avait vendu des chèvres le dernier hiver avant qu’elles montent, il était très proche des sœurs, c’était leur seul véritable ami.

Segundo Araya dans le rôle de Juan Sicardini, le colporteur. L'acteur non-professionnel, était ami avec les Sœurs Quispe

Segundo Araya dans le rôle de Juan Sicardini, le colporteur. L’acteur non-professionnel, était ami des Sœurs Quispe

 

  • Tourner dans un milieu hostile. Contraintes naturelles et psychologiques.

Le réalisateur, Sebastián Sepúlveda, explique que les conditions hostiles du tournage ne se limitent pas uniquement au climat de l‘Altiplano…

Sebastián Sepúlveda : L’oxygène constituait la première contrainte : c’était dur de tourner pour les comédiennes car elles devaient accomplir des gestes auxquels elles n’étaient pas habituées. Francisca Gavilán, l’actrice qui interprète Luciana, s’est évanouie à deux reprises à cause du manque d’oxygène et des tâches qu’on lui demandait de réaliser pour la caméra. On a vécu pendant 2 mois (30 jours de tournage et 2 semaines de préparation) dans un campement qui prenait des airs de base scientifique de l’Antarctique avec un camion qui nous apportait à manger (…) Elles se sont complètement immergées dans la vie des Quispe, elles ont appris à faire du fromage. Cette acclimatation était pour moi essentielle, il fallait que le spectateur croie en elles. On a souvent tourné comme dans un documentaire : les actrices se mettaient à travailler, la caméra tournait, on n’imposait pas de cadre au préalable.

Et puis il y avait des contraintes d’ordre psychologique (…) Pour les actrices, c’était aussi difficile d’accepter des rôles qui les enlaidissaient par rapport à leurs précédents rôles (…) mais comme toute l’équipe avait conscience de filmer une histoire qui avait profondément marqué l’imaginaire collectif au Chili, on s’est dit qu’il fallait y aller (…)

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Quand je me suis approchée de l’actrice qui joue la sœur aînée, elle avait une psychologie très différente de la nôtre, c’était une femme qui habitait à 4000m d’altitude dans des conditions très difficiles. Je lui ai expliqué que je voulais faire un film sur la mort de ses tantes. Elle était assez froide, elle se contentait de me regarder de manière distante comme les autres Coyas qui sont toujours assez durs, fermés. En fait, un ami à elle m’a fait comprendre qu’en la payant, comme une actrice pro, elle accepterait de jouer dans le film (…) Par la suite, cela a posé quelques problèmes, car même si les femmes ont un rôle très important dans la société Coya, cela reste assez machiste et le mari de Dina était gêné par le salaire très élevé de son épouse… Et, concernant la violence des hommes qui est évoqué dans les dialogues du film, je l’ai finalement très édulcorée, il y a une véritable violence de genre, l’image de l’homme qui dévale la colline et se jette sauvagement sur les bergères, ce n’est de la mythologie, c’est une situation classique dans ce territoire désolé (…)

La nièce des sœurs Quispe qui interprète Dina dans le film avait de nombreux souvenirs du drame, elle avait trouvé leurs ânes errant dans l’Altiplano. Elle a trouvé cela bizarre car ses tantes étaient de bonnes paysannes qui n’auraient jamais laissé leurs ânes en liberté sans surveillance. Elle a compris tout de suite qu’il leur état arrivé quelque chose. Elle a envoyé son mari sur place : il a découvert que les trois sœurs avaient égorgé les chèvres orphelines… le film n’est pas explicite, il ne montre pas les faits tels qu’ils se sont déroulés. Par contre, j’ai tourné à l’endroit des faits : le rocher auquel elles sont attachées dans le film est l’emplacement exact où elles furent trouvées.

Le personnage de Justa, interprété par Dina Quispe, la véritable nièce des sœurs Quispe

Le personnage de Justa, interprété par Dina Quispe, la véritable nièce des sœurs Quispe

 

  • Des souvenirs personnels pour évoquer la féminité et le sacrifice.

Sebastián Sepúlveda a puisé dans ses souvenirs intimes pour construire le personnage de Luciana, la plus jolie des sœurs Quispe, celle avec qui le spectateur a le plus de chances de s’identifier.
J’avais connu une femme plus âgée que moi qui ne pouvait plus avoir d’enfants, notre relation s’est détériorée, elle a été prise d’une forte fièvre comme le personnage dans le film. La scène de la rivière qui précède sa maladie, c’est le moment où l’on comprend qu’elle refuse de laisser mourir sa féminité. Luciana (Francisca Gavilán), c’est la princesse sacrifiée, on en discutait justement avec le monteur Santiago Otheguy.

Et en même temps, elle participe à ce sacrifice, elle sait qu’il n’y a plus rien pour elle après. J’ai lu le procès-verbal du procureur qui a instruit l’affaire en 1974. On a retrouvé des poils de chèvres sous ses ongles, elle a tué les plus jeunes des bêtes. Le voyage des trois sœurs, c’est le voyage des orphelins qui partent tous ensemble. Sur les lieux du drame, on a retrouvé une corde qui unissait leur corps, c’était une manière pour elle de permettre à leurs âmes de voyager ensemble. J’ai trouvé que c’était un geste d’amour fraternel éternel. Je viens d’une famille de trois frères et je comprends parfaitement ce type de symbiose. J’ai également perdu un frère et j’étais sensible aux manières de montrer comment cette symbiose peut se casser. C’était une histoire que je pouvais raconter.

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La princesse sacrifiée… Francisca Gavilán dans le rôle de Luciana.

 

  • Deux mondes qui ne se rencontrent jamais : la ville et l’Altiplano.

Ce qui se passe dans la vallée, c’est l’abstraction totale, ce sont des populations qui descendent rarement en ville et en bas, pour les Coyas, c’est à 2000 m d’altitude, cela correspond à une vie qui reste encore très austère. J’ai rencontré la mère de Dina, et lorsque je l’ai vu pour la première fois, elle ramassait du bois, son corps prenait la forme d’un escargot car elle était totalement courbée, vêtue de noir, comme les femmes grecques ou celles de la Hurdes [région d’Estrémadure] immortalisées par Luis Buñuel dans son unique documentaire Las Hurdes, tierra sin pan. C’était une femme pierre (…) C’est un univers très stérile et dans cette austérité, les formes de vie sont belles, mêmes si elles demeurent étranges (…)

Ces femmes ont rencontré des personnes de passage comme la figure de cet intellectuel dans le film. Cela a donné naissance à des rumeurs : est-ce que ces hommes sont morts ? Parce qu’elles les avaient aidés à traverser les montagnes, à échapper aux militaires… Ce personnage a été créé avec l’acteur Alfredo Castro pour montrer le contraste entre la fragilité d’un homme de la ville et la féminité des Quispe. Il est finalement plus féminin que les trois sœurs avec ses cheveux longs…

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  • « La nostalgie d’un monde qui a existé… »

Elle s’est imposée naturellement en filmant les actrices dans leur milieu naturel pour le film. En les voyant travailler, je me suis dit qu’il fallait enregistrer leur évolution intérieure, comment la répétition de ces tâches les faisait entrer dans leur personnage, comment l’histoire les animait peu à peu. Voir les changements intérieurs se refléter dans leur comportement, leur jeu, au fur et à mesure que le drame agissait en elles…

Ce film n’est pas qu’un drame naturaliste, c’est un voyage pour ces femmes qui deviennent des fossiles, c’est un récit qui paraît quelque chose au début et prend sens en se transformant. Le rythme lent doit pouvoir induire une forme d’hypnose et aider le spectateur à surmonter la dureté du trajet. Il faut l’accompagner dans ce récit… sans être didactique dans la narration. Il y a aussi une forme de nostalgie qui transparaît dans film j’espère, un peu comme dans les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury, ces femmes ont la nostalgie d’un monde qui a existé.

 

 

 

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