A Sicilian Ghost Story, Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, 13 juin
Comment dire et représenter l’indicible ? Doit-on le faire ? Depuis plusieurs films déjà, les réalisateurs siciliens Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, qui s’étaient fait remarquer en France à la semaine de la critique en 2013 avec Salvo, une histoire d’amour entre un tueur à gages et une aveugle, tentent d’apporter une réponse cinématographique à cette question morale et esthétique. Si leurs films racontent le silence des habitants terrorisés par la mafia, une absence de parole qui se marrie bien avec la minéralité d’une région aride et sauvage, ils touchent à l’universel en cela qu’ils interpellent le spectateur sur sa capacité à devenir complice muette de l’injustice.
A Sicilian Ghost Story, leur dernier film, présenté à la semaine de la critique cannoise en 2017, est inspiré d’un fait divers sordide : l’enlèvement puis la mort, par dénutrition et mauvais traitements durant 779 jours, du jeune fils d’un repenti dont le corps sera liquéfié dans un bain d’acide. Comme avec Salvo, les réalisateurs refusent une approche naturaliste ou réaliste de leur sujet macabre. Du côté des victimes, à qui ils rendent hommage par leur travail de mémoire cinématographique, Grassadonia et Piazza livrent un cinéma empathique, qui amène parfois avec délicatesse, d’autres fois avec une certaine violence visuelle et sonore, le spectateur à ressentir les émotions des disparus. S’efforcer de montrer l’univers mental, psychique et sensible des personnes séquestrées –ainsi que celui de leurs proches- n’est-ce pas à nouveau les déposséder de leur liberté et faire preuve d’arrogance auteuriste ? Non, pour plusieurs raisons… Tout d’abord, certaines victimes de kidnapping – qu’il s’agisse d’otages de groupes armés/terroristes (on songe à Jean-Paul Kauffmann) ou de personnes enlevées par des sociopathes et autres pervers (Natasha Kampusch)- sont revenues saines – tout au moins physiquement- et sauves de cette horrible épreuve… Et, elles ont elles-mêmes contribué à leur récit et à la connaissance de ce qui permet de surmonter l’indicible, comme le souvenir d’un être cher, ou dans les cas les plus extrêmes, le phénomène dissociatif, ici admirablement mis en images à travers le personnage de Giuseppe. Ensuite, pour se reconstruire, ces personnes ont besoin de mettre des mots sur ce qui leur est arrivé. Enfin, comme le contexte culturel sicilien l’illustre si bien, si victime il y a, il y a forcément eu au sein de la communauté des témoins ou des personnes qui se doutant de l’horreur, ont préféré fermer les yeux.
Qu’on se rassure, le cinéma de Grassadonia et Piazza, n’est pas un pensum imagé moraliste indigeste, c’est du vrai cinéma, de celui qui prend aux tripes et laisse une sensation durable en sortant de la salle. Pour autant, on réalise assez rapidement qu’il est le fruit d’une longue réflexion. Pourquoi certaines personnes préfèrent-elles fermer les yeux quitte à condamner leur voisin à une mort certaine, si celle-ci n’est pas physique, tout au moins sera-t-elle psychologique et sociale ? Tout simplement parce qu’avant la peur (et la lâcheté), il y a la subjugation. Nous restons des animaux de meute et face au plus fort (ou à la plus grande gueule), nous sommes sidérés, privés de mouvements ou d’action. La force brute, primitive finalement, inique et bestiale, chez les deux réalisateurs, c’est celle des mafieux bien sûr, mais aussi celle des animaux qui composent un singulier bestiaire : la belette mais surtout le chien noir qui paralyse Luna, l’amie bien nommée de Giuseppe. Le fils du repenti tient de son père : il ose parler, aboyer, plus fort que l’animal assoiffé de sang. Mal lui en prendra ; et la petite belette, Luna, de nature curieuse mais un peu craintive, devra fourrager partout pour retrouver son petit prince enlevé.
Pour montrer l’indicible, pour aussi lui permettre d’être vu sans aveugler et pétrifier le spectateur, il faut recourir au conte. A la fois antique pour ses intonations chorales musicales mais aussi presque wagnérien – dans son usage de la forêt et la personnification d’un romantisme échevelé qu’est Giuseppe- A Sicilian Ghost Story est une quête initiatique pour Luna, l’amoureuse qui refuse le silence et s’efforce de chercher des traces du disparu dans la nature, à la fois amie et linceul. On ne pourra pas rester de marbre face à cette histoire d’amour tragique qui illustre avec intelligence et justesse la béance que peut représenter la perte d’un être cher, disparu trop tôt. Giuseppe a tout du petit prince : son élégance de cavalier qui tranche avec l’allure de ses camarades mal dégrossis, héritiers de trognes patibulaires qui fleurent bon la dégénérescence entre cousins d’un même patelin… Mais aussi sa mélancolie, celle d’un adolescent intelligent qui se sait déjà condamné et préfère converser avec les papillons et la rêveuse du lycée.
Tout est dans la suggestion, les accélérations subites des nuages, les bruissements des chardons dans le vent, deux pupilles qui deviennent étoiles dans la nuit du cachot… Certains trouveront peut-être que Grassadonia et Piazza, emportés par le lyrisme de leur histoire d’amour, accouchent d’un film qui sombre dans le maniérisme outrancier mais chaque effet esthétique se justifie pleinement et s’enclenche au suivant avec logique et beauté. Grazie mille Fabio, grazie mille Antonio.
Date de sortie 13 juin 2018 (1h 57min)
De Fabio Grassadonia, Antonio Piazza
Avec Julia Jedlikowska, Gaetano Fernandez, Corinne Musallari plus
Genres Thriller, Drame
Nationalités italien, français, suisse
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