Daphné, Peter Mackie Burns, 2 mai

Étrange objet cinématographique que ce premier long-métrage de Peter Mackie Burns qui a raflé les prix du meilleur scenario au festival de Dinard et celui de la meilleure actrice à Édimbourg en 2017 … L’héroïne se veut résolument moderne : Daphné est une digne représentante de la génération millenial, elle retarde sans arrêt le moment de se fixer sur les plans professionnels et personnels. Mais, le choix de l’actrice principale, Emily Beecham, au visage à la fois dur et mélancolique, ses tenues vestimentaires, l’ancrage très urbain du récit, sa temporalité décousue, et la photographie confèrent à Daphné une tonalité très seventies… et l’on s’attend parfois à voir surgir au détour d’une rue le photographe de Blow up ou la prostituée de Klute. Comme si Daphné était l’héritière, mieux, la petite fille cachée de la Gena Rowlands d’une Femme sous Influence.

Crédit photos : The Bureau

Mais, la comparaison s’arrête là. Si Cassavetes s’intéressait à l’effondrement moral et psychologique d’une femme dont le comportement suscitait l’incompréhension, le réalisateur britannique, lui, ne radioscopie pas la psyché de son héroïne au prisme d’une suite d’événements qui lui feraient perdre prise avec la réalité. Il y a pourtant bien une situation de crise : l’agression d’un vendeur pakistanais d’une supérette où elle s’était réfugiée pour acheter du paracétamol après un plan cul nocturne trop arrosé. Mais, cette déferlante de violence, filmée d’ailleurs au ralenti, presque en champs-contre-champs, ne vient pas fracturer la vie de Daphné qui continue à faire comme si rien ne s’était réellement produit.

Crédit photos : The Bureau

L’époque a aussi fort heureusement changé. On n’interne plus d’office une femme qui multiplie les aventures sans lendemain ou vocifère dans un bar après une mémorable cuite. La promiscuité et l’hystérie féminine ont plus ou moins quitté le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et les petites névroses du quotidien se traitent aujourd’hui dans des cabinets de psychanalystes recommandés par une ligne d’aide aux victimes, et qui sont formés à écouter de jeunes trentenaires égocentriques leur asséner avec un sourire sarcastique « Freud is bullshit. » Après l’agression dont elle a été témoin, Daphné reste donc fidèle à elle-même : misanthrope, manipulatrice, égoïste, pleine de morgue. Elle continue de citer Slavoj Žižek pour justifier sa manière de traiter les hommes qu’elle jette aussitôt rencontrés, aussitôt consommés. Elle s’évertue à éloigner d’elle toutes les personnes bien intentionnées qui fissurent sa carapace pour mieux la connaître (son patron, protecteur et complice, sa mère, présente sans être envahissante, le videur de la boîte de nuit, amoureux et patient).

Crédit photos : The Bureau

Filmé à Londres dans le quartier d’Elephant & Castle, resté populaire malgré la gentrification galopante, Daphné est l’étude filmique d’une solitude urbaine. Son héroïne est l’anti Bridget Jones, elle a cessé de croire au Prince Charmant depuis longtemps, peut-être même a-t-elle grandi sans jamais y croire, comme la subtile allusion à l’absence du père, un sicilien dont elle semble malgré tout fière, pourrait le laisser penser. Son unique ami est un serpent prénommé Stuart, le seul être qu’elle ose toucher et caresser (peut-être parce qu’elle s’identifie à cet animal au sang froid) dans l’intimité de son appartement de célibattante. Régulièrement filmée, isolée, en plongée, ou minuscule et floue au milieu de la foule, Daphné se heurte à des murs invisibles, ceux construits à force de hype et de cynisme. Et les larges cadres panoramiques du Londres nocturne en plan fixe soulignent le sentiment d’asphyxie que la jeune chef s’évertue à cacher sous son masque de fille facile et désenchantée.

Crédit photos : The Bureau

Si le comportement de Daphné ne change pas, son regard, lui, s’ouvre sur autrui. C’est tout l’art de Peter Mackie Burns de nous faire croire à cette improbable renaissance. Le spectateur qui s’attendrait à une dénonciation sociale sous forme de fable réaliste à la manière de Ken Loach en aura pour ses frais. Le réalisateur de Daphné prend la tangente. Pas plus qu’il ne remet véritablement en cause le mode de vie des millenials, il ne force son héroïne à se conformer à l’un des rôles sociétaux qui lui sont destinés.  Daphné se confie à une jeune maman et son bébé dans un bus, mais rien ne laisse présager qu’elle franchira le pas pour devenir mère à son tour. De même, la romance amorcée avec le videur est rapidement avortée. Daphné flotte entre deux mondes, et le film est une esquisse, une ébauche d’un portrait à finir, un work in progress saisi à un instant donné. Le film laissera peut-être un goût d’inachevé à certains spectateurs mais c’est là son objectif implicite : nous inviter, à la suite de Daphné, à faire une pause dans notre vie trépidante, à cesser d’agir pour enfin être à l’écoute -de soi, des autres, ceux qui comptent- et prendre conscience des myriades de possibles qui s’ouvrent sans cesse à nous.

Crédit photos : The Bureau

 

Date de sortie : 2 mai 2018 (1h 33min)
De Peter Mackie Burns
Avec Emily Beecham, Geraldine James, Tom Vaughan-Lawlor…
Genre Drame
Nationalité britannique

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