L’île aux chiens, Wes Anderson, 11 avril
Un concert de taiko (tambours japonais) ouvre le bal. Des théâtres d’ombres (kamishibai) viendront offrir des moments de respiration, de méditation presque, entre une série de rebondissements orchestrés tels des scènes de kabuki traditionnel. Wes Anderson n’a pas fait les choses à moitié dans son film hommage au Japon. Puisqu’il est, et reste, un véritable auteur, on retrouve dans L’île aux chiens tous les codes propres à ses univers filmiques personnels : de jeunes héros, des décors aux couleurs chatoyantes, le recours permanent au knolling, le souci de la symétrie -exemplaire dans cette scène de préparation d’un sashimi, des anachronismes et des incongruités qui transforment un lieu et une époque non identifiables en toponymie et récit à visée universelle… En puisant aux sources d’un imaginaire certes exotique mais surtout millénaire, Anderson parvient à nous parler de crises profondément actuelles : asservissement de l’environnement au profit d’industries polluantes, manipulation de l’opinion publique par les media officiels à la solde de dirigeants corrompus…
L’île aux chiens, film d’animation, n’est pas destiné aux enfants. Bien sûr, cette histoire d’amitié et de fidélité entre un jeune orphelin et son chien garde du corps ravira les kids. Récompensé par l’ours d’argent du meilleur réalisateur à la dernière édition de la Berlinale, Wes Anderson n’est pas qu’un simple dandy nostalgique, un inventeur de récits excentriques aux personnages surannés évoluant dans des environnements qui relèvent davantage du conte de fée que de la réalité. Non, l’obsession de rangement et d’organisation des éléments de décor (bref de mise en scène) qui caractérise tant le style de Wes Anderson ne peut se réduire à un choix esthétique. Elle fait sens et créée du sens.
Avec des images en apparence toutes simples mais au final extrêmement travaillées, Anderson montre une réalité -crasse, cynique, parfois même fascisante– que le désir de féérie de ses personnages idéalistes (ses alter-ego en somme) fait parfois oublier aux spectateurs, heureux de participer à ces voyages enchanteurs. Dans les détails se cache donc cette affreuse vérité, si sordide qu’il faut peut-être la transcender via une certaine beauté plastique : le monde est peuplé d’odieux imposteurs, menteurs et meurtriers. Il faut donc à la fois toute l’innocence et le courage des jeunes Atari Kobayashi et Tracy Walker pour révéler l’infâme machination mise en place par le gouvernement de la fictive Megasaki afin d’annihiler l’ensemble de la population canine.
Comme à l’accoutumée dans les films de Wes Anderson, l’enquête policière se double d’une fugue des personnages principaux (on songe aux trois frères d’A bord du Darjeeling Limited mais aussi Zéro Moustafa et sa douce apprentie pâtissière dans The Grand Budapest Hotel). Il faut quitter le cocon familial (pour le jeune pilote) ou la félicité ronronnante d’un salon (les chiens bannis sur l’île aux détritus) pour grandir mais au fond se retrouver tel qu’on était avant le drame qui fait prendre la route. Hors de leur bulle familiale ou professionnelle protectrice (bien que souvent dysfonctionnelle), les héros de Wes sont confrontés à mille dangers, leur vie ne tenant souvent qu’un à fil, matérialisé à l’écran par des cascades burlesques en nacelle de téléphérique, funiculaire ou télésiège… La bande originale composée par Alexandre Desplat communique les mille soubresauts physiques et existentiels des aventuriers baladés au gré de l’adversité.
Si l’alternance des moments de bravoure et de nonchalance mélancolique qui caractérise la plupart des récits d’enfance andersoniens ne fait pas défaut à ce nouveau film, le culte de la légèreté a fait place à une gravité sans précédent. L’opposition d’Atari et de Tracy aux figures d’autorité n’est pas le symptôme d’un simple désir d’émancipation personnelle; le système est pourri jusqu’à l’os et les visages des chiens supposés cannibales (mais en fait victimes d’expériences traumatisantes et de mauvais traitements) rappellent au spectateur les heures les plus sombres de l’Histoire, lorsque la torture et la logique concentrationnaire ne sont plus remises en cause par les citoyens. Prouesse technique, récit divertissant et visuellement bluffant, L’île au chiens est aussi un manifeste avec la poésie d’un artiste qui a conservé sa capacité à s’émerveiller et à s’indigner au delà des modes et des genres.
Date de sortie : 11 avril 2018 (1h 41min)
De Wes Anderson
Genres : Animation, Aventure
Nationalités : allemand, américain
Commentaires récents