L’héroïque Lande, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, 11 avril
La Ville du Monde à venir
Dans un long et émouvant documentaire, Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval filment et écoutent leurs amis de la jungle calaisienne, aujourd’hui démantelée. Lumineux en dépit d’un ciel et d’un horizon si bas. Prophétique malgré un décor de violence et de mépris. « L’héroïque lande », entre Homère et Charlie Chaplin.
Une ville. De presque 12 000 habitants. En France, pas loin de Paris, près de Calais. Dans – comme on doit jargonner désormais- les Hauts de France. Avec ses bars restaurants, par exemple- en plein plat pays– le «White Mountain », ses boulangers, fabriquant le pain universel, selon les façons et recettes de différents pays. Une Ville Monde. Une Ville Monde en France donc ? Oui, surgie de la boue, là-haut, en quelques mois. Des habitations, bâties de tôles, bouts de bois, planchettes, bâches de plastiques, et murs de plexiglas, où l’on rit, danse, mange, dort (malgré le froid), s’engueule parfois, et où l’on fait l’amour à l’occasion. Où l’on compte déjà bien des morts et disparus.
A quelques centaines de mètres, un super marché discount, le LIDL, avec son parking lugubre, hiver comme été. Là se situe le vrai danger, on le comprend, pour ces 12 000 hommes, femmes, enfants. Là des rôdeurs de toutes sortes. Par exemple, des milices en civil, et des flics en uniformes, qui, les uns comme les autres, les renvoient vers la Ville, à coup, d’insultes, de matraque et de gaz asphyxiant.
Une Ville Monde en France, que tous ceux qui n’y vivent pas appellent la Jungle. Un territoire donc ? Oui, mais un territoire devenu frontière. Une frontière autant géographique que policière et administrative qui, comme nous le confie, l’un des deux réalisateurs, Nicolas Klotz (l’autre étant Elisabeth Perceval) « modifie la perception du temps et de l’espace ». Les scanners géants, les miradors et murs électrifiés, sans oublier les chiens policiers, sont plus loin. Du côté du port. Là, seuls des barbelés pour empêchent d’envahir le littoral de Mer du Nord. Une sorte de plage privée, comme il en fleurit maintenant, un peu partout en Europe. On constate immédiatement grâce à Klotz et Perceval -ils ont filmé (scénario, caméra, prise de son, production, montage image et son) à deux- que la frontière est dans le regard des autres, police, Calaisiens (pas tous, mais beaucoup), médias (la quasi-totalité). « La Jungle est tatouée sur le visage et dans leurs corps (…) pour désigner le camp dans lequel ils sont assignés » ajoute Klotz.
Cette Ville Monde, on le sait bien, fut détruite en partie, à partir de sa zone-sud, au printemps 2016, puis complètement à l’automne de cette même année. De janvier 2016 à février 2017, Klotz et Perceval, n’ont pas filmé le camp, mais leurs amis « résidents » de la Jungle. Ils n’ont pas tenté de nous montrer tout ce qui s’est passé durant ces quatorze mois. Ils n’ont pas joué aux observateurs, un casque colonial dans le cerveau obstruant l’objectif. Ni empathiques, ni charitables, solidaires ils furent. Solidaire reste leur travail. Aucune image n’est volée. Leur caméra demeure visible. Présente. Avec dit-on, un unique objectif, le fameux 35 mm. Si bien que parfois, l’engin frôle ceux qui sourient, chantent et dansent dans une bicoque de plastique et carton d’à peine 6 m2. Avec en son off, une lente et mélancolique chanson de Christophe. Un instant rare. Une séquence inoubliable. Et quand la police évacuera la Ville, accompagnée d’une armée de stylos, appareils photos et caméras venus de tout le reste du Monde, Klotz et Perceval nous jouerons du Brahms. Au piano. Aime-t-elle Brahms, cette juge (on la voit encadrée de deux CRS bedonnants, vigilante devant la menace…. des larges flaques d’eau) qui a ordonné l’évacuation de ces gens qu’elle ne veut ni rencontrer, ni connaître ?
Autrement, cette caméra, le plus souvent en plan fixe, prend son temps. Nos amis -ils le sont vite devenus grâce à notre tandem- nous narrent pourquoi ils sont là. Chacun y va de son horrible « vivre au pays », de son cauchemardesque périple pour parvenir jusqu’à cette Ville, ayant laissé en mauvais chemin, des amis, des parents, des enfants, décédés, assassinés, emprisonnés, c’est selon. « En Afghanistan, je jouais sans arrêt avec ma vie » dit l’un d’eux. Un autre depuis son téléphone portable nous montre une vidéo d’où il nous désigne, un par un, la « ribambelle » de ses compagnons de route depuis l’Érythrée, massacrés ou disparus, certains vendus comme esclaves. Parce que nous l’avons compris. Ces « gens-là » ne sont pas là pour admirer la Mer du Nord « sans cesse recommencée », ni pour vérifier si la splendide demeure baroque des Van Peteghem du film « Ma Loute » de Bruno Dumont, domine bien, comme l’indiquent les tours opérateurs, la baie de Slack sur la Côte d’Opale, ni même pour faire peur aux bourgeois de Calais. D’ailleurs, ils préfèrent, du moins les plus jeunes d’entre eux, s’adonner au cricket, jouer au foot ou, et, là c’est quasi-magique, faire voler vers ce ciel gris et bas, des cerfs-volants, tels des messages d’espoir.
Car, bien sûr, tous aspirent à un hypothétique passage vers le Royaume Uni. Aucun ne se fait d’illusion. Il n’y a pas ou plus, de système parfait, recommandé, ou miracle, pour parvenir à ce Graal illusoire. La plupart sans remettent au hasard, quelques autres à la volonté des Dieux. Très peu réussissent. Mais, tous, ils projettent et tentent. Presque chaque jour ou chaque nuit. Nous contant, au lendemain ou le soir même, leur mésaventure avec le sourire. Il apparait bien que, de nos jours, la notion, pour ne pas dire la thématique de l’Urgence, de la Survie, déborde et envahit le Cinéma. Ce qui nous ramène, une fois encore, à Chaplin, le cinéaste de la Survie. Sauf que l’immigrant Charlot (même dans The Immigrant, 1917) n’effectue jamais de longs périples. On le découvre à demeure. Passé la douane et la quarantaine, il tente de faire son (petit) trou dans la jungle new new-yorkaise ou californienne. « L’héroïque lande » aurait été son port d’attache, son théâtre, son ring pour le combat.
En près de quatre heures (225 minutes précisément), Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, filment ce qui se passe chaque jour sous nos yeux, et que nous ne pouvons ou ne voulons pas voir. Le mépris de nos semblables, qui nous apportent de nouveaux gestes, de nouvelles langues, de nouvelles façons de faire. Mieux de « Nouveaux avenirs » (dixit les auteurs). Et, si, ils nous avaient montrés là, un Monde à venir ? Mais attention : « La frontière brûle » est le sous-titre du film.
L’héroïque Lande – Bande annonce from Shellac on Vimeo.
Date de sortie : 11 avril 2018 (3h 45min)
De Elisabeth Perceval, Nicolas Klotz
Genre : Documentaire
Nationalité : français
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