Taste of Cement, Ziad Kalthoum, 3 janvier 2018
Certains films libèrent le regard, d’autres l’emprisonnent. Taste of Cement se rangerait plutôt dans la deuxième catégorie. Virtuose, la caméra du réalisateur Ziad Kalthoum saisit une prison de béton, d’acier et de verre sous toutes ses coutures. Les ouvriers syriens qui évoluent dans ce décor à la fois infernal et paradisiaque -l’horizon s’ouvre sur l’azur et les plages libanaises – sont bien souvent réduits à des silhouettes, des ombres sur soleil de plomb. La parole, elle, est libre; elle circule entre les décombres du passé et les parpaings du présent. Encerclés par ces minéraux qui s’amoncellent, façades mémorielles détruites ou murs en recomposition, les exilés du souvenir tentent d’imprimer un semblant de logique à un monde en totale dé-construction.
Le couvre-feu leur impose de regagner les sous-sols des chantiers mais comme l’affirment plusieurs ouvriers : toute leur vie est enfermement. Le ciel bleu, la Méditerranée, un décor de carte postale auquel ils ne goûteront pas. Du « papier-peint » pour enjoliver une ville qui est « au-dessus de nous 24 heures sur 24. » Ils ont beau jouer les acrobates, à marcher sur un fil au-dessus du vide, ils ne contrôlent rien, ils ne dominent rien, ces vaincus, exploités jusqu’au bout… comme leurs pères avant eux, qui leur apparaissent en rêve, accompagnés d’une vague menaçante.
Ces hommes miroirs nous renvoient à notre rapport à l’image. Le dispositif oppressant mis en place par Ziad Kalthoum ne nous fait pas gagner en hauteur -malgré le lieu de tournage- mais nous enferme au contraire dans ce flot continu d’instantanés de guerre nous parvenant du Proche Orient, qui n’a jamais été si loin, si proche. En filmant leurs reflets rétiniens, le réalisateur ne nous fait pas ressentir ou voir ce que vivent ces hommes. Il redouble au contraire le dispositif de cadrage déjà souligné par le découpage du damier architectural, châssis de portes, fenêtres et ouvertures qui bouche davantage l’horizon qu’il ne donne à le contempler. Et de filmer les écrans de smart-phones ou de télé qui déversent leur lot d’images de violence aveugle et absurde.
« L’éternité nous a quitté sans raison » se lamente-t-on… Filmés en contre-plongée et inversement, ces êtres anonymes dont on sait seulement qu’ils sont syriens, ressemblent à des fourmis, s’affairant jour après jour, dans un présent permanent, sans âme, sans raison, sans futur. Ces hommes doivent forcément à un moment ou un autre quitter le chantier et arpenter ville ou plage. Filmée, cette échappée, réelle ou souhaitée, aurait permis de donner un peu d’épaisseur aux protagonistes de Taste of Cement… Mais en choisissant de privilégier le cadre métaphorique, esthétisé à l’extrême, le réalisateur accouche d’un objet cinématographique dont la beauté formelle ne suffit pas à le différencier des flashs infos desquels nous sommes chaque jour les récipiendaires voyeuristes complices ou inconscients.
TASTE OF CEMENT – Bande-annonce from Juste Doc on Vimeo.
Date de sortie : 3 janvier 2018 (1h 25min)
De Ziad Kalthoum
Genre : Documentaire
Nationalités : allemand, libanais, syrien
Primé au Festival International du Film de la Roche-sur-Yon en 2017.
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