La juste route, Ferenc Török, 17 janvier
Ils se ressemblent tous…
Au sortir de la seconde guerre mondiale, alors que le front est toujours ouvert sur le Pacifique, le quotidien d’un petit village qui se prépare au mariage du fils d’un notable est troublé par l’arrivée de deux hommes. Qui sont-ils réellement ? Personne ne veut savoir. Que font-ils là ? Tout le monde a son idée. Dès les premières secondes, le réalisateur Ferenc Török instille un sentiment de peur diffus qui contagie tous les habitants jusqu’à ouvrir dans les cœurs et les esprits coupables des abysses de paranoïa.
Resserrant son action en une journée – et quelle folle journée ! – Ferenc Török choisit la route comme fil conducteur de micro drames qui font imploser plusieurs familles en apparence heureuses. Ils sont arrivés en train -funeste machine de guerre -sous le regard goguenard des soldats russes et l’œil inquiet du chef de gare hongrois. Ils se rendent à leur destination finale, à pied, sous un soleil de plomb, épiés par des paysans incultes et de vulgaires profiteurs.
Ils marchent, inéluctablement, en regardant droit devant, sans s’arrêter, sauf pour faire boire les chevaux de la charrette qui transporte leur prétendu trésor. Ils n’auront jamais d’identité, on ne connaîtra pas leurs prénoms ou noms de famille. Ils font partie de ceux qui se ressemblent tous et qui, selon les dires d’un autre ivrogne, finissent par grouiller partout où ils s’installent.
Si La Juste Route n’est pas exempte d’un humour macabre qui offre au spectateur quelques rires de répit, ce film à la photographie très travaillée, est aussi d’une violence incroyable. Au détour de quelques mots -les personnages sont plutôt avares de paroles, étouffés par un secret qui suinte de toutes les habitations- Ferenc Török livre une radioscopie réussie du racisme le plus ordinaire. Ici, bien sûr, il est question d’antisémitisme mais l’on pourrait transposer toutes ces tentatives d’anonymisation et d’animalisation à d’autres communautés. N’est pas ce que les Hutus pensaient des Tutsis ou la plupart des colons, missionnaires et militaires des Amérindiens ?
Il y a du western dans cette tragédie. Un duel au soleil mutique sur la place du village. Un pendu que tous les voisins contemplent. Mais, il y a aussi du Brecht, dans le regard à la fois perdu et extra-lucide de cette épouse délaissée qu’on croit folle et qui est pourtant terriblement consciente des bassesses de son mari -violeur mais aussi meurtrier par appropriation. L’intelligence du film est aussi de rappeler au spectateur que derrière tout génocide, il y a du calcul froid, de la rationalité. On ne se contente pas de tuer systématiquement l’autre ou de trahir son meilleur ami pour des questions raciales ou religieuses, on le fait par convoitise, pour voler ses biens. C’est monstrueux mais c’est aussi humain. Et au milieu de tous ces hommes, il y a cette route que l’on peut emprunter avec dignité, esprit de vengeance ou remords…
Date de sortie : 17 janvier 2018 (1h31min)
De Ferenc Török
Avec Péter Rudolf, Bence Tasnádi, Tamás Szabó Kimmel…
Genre : Drame
Nationalité : hongrois
Décidément, depuis la fin du régime socialiste en 1989, la Hongrie ne cesse plus d’aborder la question juive qui taraude son histoire toute entière. Jadis, Jancsó, Mészáros, Szabó (« Père ») l’abordèrent en filigrane. Puis Szabó y revint plus nettement (« Sunshine »), Judit Elek (« Mémoires d’un fleuve », « Dire l’indicible ») également, et, enfin László Nemes (« Le Fils de Saul »). Jadis, les communistes, rejetant dogmatiquement tout antisémitisme, nièrent, en revanche, et, contre toute réalité, la permanence du fait culturel juif. Aujourd’hui, alors que la pensée et la parole se libèrent et aussi paradoxalement que cela puisse paraître l’antisémitisme virulent réapparaît en Hongrie. Les réalisateurs de cinéma, entre autres, ne mangent pas de ce pain-là. Cependant, au-delà du respect de l’altérité juive, c’est le respect de l’altérité dans sa globalité qui y est questionnée. Les films magyars surprennent parce que cette sensibilité transpire dans la majorité des films d’ici (voir « White God » de Mundruczó et « Corps et Âme » de Ildikó Enyedi).
Oui, toute cette question est traitée de manière allégorique dans White God qu’on pourrait aussi qualifier de fantastique… dommage que les films français de ces dernières années qui ont pour sujet l’antisémitisme ou la collaboration restent dans un registre classique et académique des plus gnangnan. (Un secret, Zone libre…)