L’humour à mort, Daniel et Emmanuel Leconte, 16 décembre

Après le tollé qui avait suivi la publication des caricatures de Mahomet, Daniel et Emmanuel Leconte avait filmé les états d’âme de la rédaction de Charlie Hebdo dans un documentaire réussi C’est dur d’être aimé par des cons. Le film sortait en 2008. En janvier 2015, les figures les plus emblématiques de l’esprit Charlie, Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, étaient assassinées lors d’une opération commando menée par des individus se réclamant du terrorisme islamiste.

Charlie Hebdo était l’héritier de Hara-Kiri, journal qui se qualifiait lui-même de « bête et méchant » depuis la réception d’une lettre d’un lecteur mécontent qui avait affublé les journalistes de ces deux qualificatifs négatifs. L’esprit Charlie s’inspirait donc de l’irrévérence des aînés comme François Cavanna ou le Professeur Choron, deux journalistes issus de milieux modestes.

L’esprit Charlie qui a soufflé sur la France après le massacre de janvier 2015 a témoigné de l’attachement du peuple français à la liberté de la presse et aux valeurs laïques. Soit, mais soyons honnêtes : Charlie Hebdo n’avait plus la côte depuis longtemps et le précédent documentaire du duo Leconte montrait bien la désaffection de l’opinion publique pour un journal incompris et souvent qualifié d’islamophobe…

Cabu13

L’humour à mort, s’il rend un vibrant hommage à des disparus que personne ne parviendra à remplacer, pâtit d’un manque de distanciation avec les événements et d’une contextualisation trop brouillonne. Paradoxalement, l’esprit Charlie, caractérisé par le rire et la dérision, ne succombait jamais aux sirènes de l’émotion. La caricature permettait de tenir à distance le politique dans son expression publique et médiatique, de proposer une réflexion personnelle sur des faits graves, injustes, parfois même immoraux (osons le qualificatif), qui n’engageait que le dessinateur… Les trublions de l’ancien Charlie ne voulaient convaincre personne de leurs idées, ils souhaitaient juste attirer l’attention du public sur certaines situations… A chacun de se faire sa propre opinion.

L’humour à mort est trop didactique, en offrant plusieurs entretiens avec des personnalités telles qu’Élisabeth Badinter (dont le témoignage est, isolé, intéressant), il convoque des experts à la veillée funèbre, proposant des analyses à posteriori, certainement justes et souvent pertinentes mais hors-propos. Et plus inquiétant encore, il participe à cette société de l’information où l’on dit quoi penser au spectateur, où l’on éduque le quidam moyen par l’intermédiaire d’une voix off. Pas sûr aussi que les figures tutélaires du journal, lâchement assassinées, auraient apprécié les exhortations aux communautés musulmanes.

A l’instar de la caricature, la force du cinéma réside dans ses images. Les deux réalisateurs auraient gagné à faire confiance à leurs images, celles prises pendant la confection du numéro post-attentat ou même celles filmées dans la rue et surtout celles qui immortalisent à jamais ces joyeux jouisseurs, se marrant avec l’innocence d’enfants…

Les larmes de Coco, compréhensibles – qui n’a pas ressenti de la tristesse pour des choses ô combien moins tragiques ?- n’apportent rien à l’ensemble, elles ne font qu’ajouter des larmes à un flot de larmes. On leur aurait préféré un questionnement plus abouti sur l’héritage laissé par les disparus et la nécessaire reconstruction, en accord ou en porte-à-faux avec le passé.

Les rescapés ont-ils conservé la veine incisive qui faisait l’identité du journal ? Il suffit de voir les dessins proposés par Riss et Coco sur le plateau de 28 minutes (Arte) pour répondre négativement à cette question. D’ailleurs, l’incompréhension dont le journal était victime n’a-t-elle pas ressurgi très rapidement avec notamment la polémique autour du dessin du petit Aylan, échoué sur la plage capitaliste, à quelques mètres du bienveillant Ronald McDonald ?

Coco3

Il manque à ce documentaire un véritable souffle historique. Construit en mémoire des morts, il fait l’aller-retour entre les manifestations du 11 janvier, symbole de résistance, et les mois précédents le meurtre collectif. Mais face à la tragédie, et pour proposer des pistes de réflexion judicieuses, il aurait fallu remonter bien plus loin dans le passé

à une époque où le politiquement correct n’imposait pas des lois liberticides et normatives, où les idéaux du Front Populaire et les acquis sociaux de Mai 68 étaient défendus par des fils et petits fils de Ritals ou les descendants de réfugiés politiques anti-franquistes…  une époque où Wolinski pouvait faire un dessin olé-olé sur les femmes sans qu’un collectif de féministes ne le traite de vieux porc… où la gauche pouvait être extrême mais jamais caviar… où se revendiquer anarchiste n’était pas synonyme de honte mais plutôt de plaisir… où le dimanche chômé, c’était pour la messe mais surtout pour l’apéro et la sieste et jamais pour la virée ou les heures sup’ au centre commercial… bref un temps pas si lointain où l’on savait se marrer et vivre en accord avec des valeurs comme l’égalité, la liberté et la fraternité.

wolinski

Un film nécessaire donc, sous la forme d’un vibrant hommage, mais que l’on aurait souhaité différent…

Date de sortie : 16 décembre 2015 (1h30min)
Réalisé par Emmanuel Leconte, Daniel Leconte
Avec Elisabeth Badinter, Gérard Biard, Cabu…
Genre : Documentaire
Nationalité : Français

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.