Film culte (5) : American Splendor, 2003.

A l’occasion de l’hommage qui a été rendu le 25 juillet par les habitants de Cleveland à l’enfant de la ville, le regretté Harvey Pekar, retour sur l’adaptation cinématographique réussie d’une BD culte : American Splendor.

Harvey Pekar, archiviste à l’hôpital des Vétérans de Cleveland, s’est vu en l’espace de quelques décennies propulsé au rang de porte-parole de l’Amérique des sans voix, relégués à des emplois subalternes dans de mornes villes industrielles. Amateur de bandes dessinées, il décide un jour, las de son insignifiance, de mettre en scène son quotidien, scénarisé sous forme de vignettes.

Plusieurs membres de l’underground de la bande dessinée américaine le soutiennent et ses proches deviennent des personnages à part entière des planches autobiographiques. Plus tard, Harvey Pekar connaît une forme de reconnaissance de masse en étant l’invité récurrent du Letterman Show dans les années 1980. C’est paradoxalement cette récupération médiatique, cette starification d’un auteur qui se voulait hors des représentations traditionnelles sociales, que dénonce l’adaptation cinématographique d’American Splendor.

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Le film est culte pour son inventivité visuelle constante : l’auteur, démultiplié en plusieurs doubles, ne s’appartient plus et finit par douter de sa réalité physique. Aux représentations d’Harvey Pekar extraites de la bande dessinée et insérées dans le film viennent s’ajouter des images d’archives sur lesquelles il figure, sans oublier son incarnation physique à l’écran par l’excellent Paul Giamatti et sa voix off qui commente le film dont il est le héros. D’une certaine manière, pour ceux qui n’auraient jamais lu de BD d’Harvey Pekar, cette adaptation peut être considérée comme une sorte de prequel à la genèse littéraire de l’auteur, offrant plusieurs clefs de lecture pour comprendre son cheminement intellectuel et existentiel.

La première partie du film revient sur les raisons qui ont poussé Harvey à scénariser son quotidien. Issu de l’Amérique prolétaire, employé dans l’administration publique, fan de jazz et chroniqueur dans des revues ultra-spécialisées, Harvey Pekar ne se reconnaissait pas dans les modèles de super-héros triomphants et patriotiques proposés dans les bandes dessinées, qui jusqu’à l’avènement d’autres productions plus réalistes, offraient une vision manichéenne de l’existence.

La séquence du film mettant en scène le repas partagé par Harvey et Robert Crumb, l’auteur et dessinateur de Fritz the Cat, est un moment clef : on comprend qu’il existait une niche de lecteurs potentiels complètement désaffectée par les illustrateurs de bandes dessinées. Des milliers de personnes, hommes et femmes, pouvaient éprouver du plaisir en établissant un parallèle entre leur propre quotidien et les tranches de vie sélectionnées par Harvey. Plusieurs cases des albums écrits par Harvey se retrouvent reproduites et matérialisées en vignettes après avoir été « jouées » par les acteurs à l’écran : une manière percutante de montrer la filiation entre la BD et le film. Au final, ces effets de superposition donnent naissance à un objet hybride, à mi-chemin entre l’adaptation cinématographique d’une bande dessinée sérialisée et le documentaire sur l’homme – Harvey Pekar -, son œuvre-American Splendor– et sa vie. Les multiples commentaires d’Harvey contribuent à faire du film un work-in-progress qui réduit la distance entre le double fictif de l’auteur, les personnages représentés et décrits par l’auteur et ces mêmes personnes dans la vie réelle.

Malgré le processus d’adaptation, Pekar est resté maître de son histoire comme le prouve sa constante apparition sur le set du tournage. S’il a été dépossédé de son image (par l’interprétation de Paul Giamatti), il continue d’imposer sa célébration du réel, une réalité où la confrontation au banal, parfois tragique ou héroïque, est toujours digne d’intérêt.

Lorsqu’Harvey Pekar décide de mettre en image sa vie de modeste employé à l’hôpital des Vétérans de Cleveland, il choisit d’intituler ses pérégrinations philosophiques et existentielles « American Splendor. » Son nom ne figure pas dans le titre de l’œuvre narrant son quotidien et ses combats. Cette absence de référence autobiographique illustre deux souhaits : revendiquer un statut d’anonyme coupé de la célébrité et endosser un rôle de porte-parole, pour rendre visible une certaine idée de l’Amérique.

Ces aspirations en apparence contradictoires constituent le paradoxe de la démarche entreprise par Harvey Pekar : être soi, sans jamais devenir un stéréotype reconnaissable entre tous les autres. La bande dessinée dont le film s’inspire constituait déjà une dénonciation des modèles identitaires imposés aux individus par certains produits de l’industrie culturelle servant des intérêts financiers qui s’accommodent mal du pouvoir de l’imagination.

Le début du film voit un jeune Harvey quémandant des bonbons aux portes de ses voisins. Il est flanqué d’autres enfants qui contrairement à lui portent un déguisement en cette soirée d’Halloween. Lorsque le jeune Harvey revendique le droit d’être « déguisé en lui-même » face à une voisine médusée refusant de lui offrir des sucreries, il devient la risée de ses petits camarades. Les saynètes d’American Splendor racontent avant tout un combat, celui d’un homme qui clame sa liberté d’exister en dehors de tout discours normatif. Mais ce type de comportement engendre solitude. Le plan séquence qui fait suite à la scène inaugurale voit un Harvey Pekar marcher seul dans les rues de Cleveland, sa ville natale, en marmonnant une remontrance adressée à un ennemi anonyme, qui n’est finalement pas un mais multiple et renvoie à un générique, « la société. »

Si Harvey semble le prototype de l’anti héros, seul contre tous, incompris, il peut néanmoins se targuer d’appartenir à un milieu culturel : l’underground américain, régi par ses propres codes et icônes telles Robert Crumb. Harvey ne souffre donc pas d’une quelconque mise à l’index mais d’une visibilité limitée. Les nombreuses adresses directes au public créent un lien de complicité avec le spectateur tout en explicitant les intentions de Pekar. La duplicité des apparitions du vrai Harvey Pekar est de nous faire croire que l’adaptation d’American Splendor n’a pas vocation à devenir commerciale. Le film prône presque une vision élitiste du public : le monde d’Harvey Pekar n’est accessible qu’aux individus qui, même étrangers à American Splendor, en possèdent les codes narratifs, philosophiques et ontologiques. Le processus créatif repose donc sur des stratégies d’intégration et d’exclusion de publics potentiels. Il célèbre aussi une identification revendiquée et assumée entre le créateur, Harvey, et ses lecteurs ou spectateurs potentiels.

Une adaptation cinématographique revêt souvent deux intérêts majeurs : augmenter la visibilité de l’œuvre originale et développer sa réception à travers une diversification des publics. L’adaptation constitue aussi parfois un hommage à l’œuvre d’origine. Le film American Splendor s’inscrit dans cette double démarche. Rappelant la BD par une série de procédés techniques -inserts de cases ou de bulles, coloriage d’images, fondus enchaînés qui évoquent des pages qui se tournent-, l’adaptation procède cependant à une sélection des récits (on compte plus d’une trentaine de bandes dessinées) et concentre l’action du film sur les événements autobiographiques retraçant la genèse intellectuelle de l’auteur. Mais, le credo de Pekar, qui apparaissait en sous-titre de chacun de ses albums, « Ordinary life is pretty complex stuff »[1] est resté la maxime du film comme le prouve une séquence où Harvey est confronté à une petite vieille juive qui ralentit la queue au supermarché.

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Deux documentaristes – Shari Springer Berman and Robert Pulcini- sont aux commandes d’un film kaléidoscope. Tourné entièrement à Cleveland, lieu de naissance et résidence d’Harvey Pekar, l’adaptation cinématographique se présente comme une collaboration entre le créateur et ses fervents admirateurs. Seul réel maître à bord, Harvey Pekar qui se réclamait de la famille des conteurs naturalistes tels Theodore Dreiser, devient la star et le réalisateur du film, cabotinant à l’écran. Se dédoublant en personnage de bande dessinée au début du film, Harvey affirme, enfermé dans une case, n’être qu’un « nobody guy »[2] ayant eu une éducation « moyenne » qui lui a permis d’occuper des emplois « minables. »

Pourtant, cet éloge de la médiocrité est contredit par le choix des histoires mises en image. L’adaptation cinématographique devient un récit initiatique qui montre le cheminement d’une grande âme méconnue et sous-estimée luttant contre la doxa et ses propres limitations. En ce sens, le film, paré de vertus édificatrices, affiche une ambition d’enseigner le public tel un manifeste.  Harvey Pekar affirme : « I’m a character in a celebrated underground comic-book (…) Different artists draw me all kinds of ways. Hey, but I’m also a real guy. (…) If you’re wondering how a nobody guy like me could end up with so many incarnations, pay attention. »[3] Harvey Pekar n’est rien et c’est finalement en se dédoublant dans une bande dessinée qu’Harvey naît à lui-même et acquiert une forme de légitimité identitaire. C’est en rendant publique la médiocrité de son existence et en acceptant d’y faire face avec autodérision qu’Harvey reconquiert une légitimité d’acteur social. Sa colère muette et son impuissance – toutes deux symbolisées par la perte de sa voix- n’ont plus lieu d’être car Harvey a désormais un rôle public à jouer.

L’adaptation d’American Splendor retrace les épisodes mythiques et pourtant réels qui ont permis à Harvey Pekar – devenu chantre de l’Amérique prolétaire – d’affronter l’une des incarnations du pouvoir médiatique : David Letterman. Lorsque les relations entre le présentateur de la chaîne NBC et Harvey Pekar sont analysées, le film revendique sa dimension documentaire historique. Les acteurs interprétant Harvey et son épouse Joyce font place à des images d’archive, preuves de la véracité des dires d’Harvey. La petite histoire qui aurait pu être embellie ou créée de toutes pièces par un employé acariâtre et revanchard, croupissant dans une ville de la Rust Belt[4], est bien réelle. La rencontre finale entre David Letterman, goguenard, et Harvey, hors de lui, prend soudainement des allures de combat entre un Goliath fringuant et un David écrasé sous le poids des quolibets lui étant adressés par des new-yorkais étrangers au monde des laissés-pour-compte de l’Amérique industrielle.

Cependant, pour exister sur la scène médiatique, pour que son discours hors-norme soit audible, Harvey doit se compromettre en endossant le rôle que le public et les dirigeants de la chaîne lui ont attribué. Il doit se déguiser en lui-même jusqu’à la caricature. Ainsi, les entretiens accordés à David Letterman pour des raisons purement financières (passer à la télévision paie plus que vendre des bandes dessinées lors de conventions) constitueront une forme de trahison des valeurs originelles –intégrité artistique, non-conformisme assumé et non calculé, indépendance d’esprit- de la bande dessinée.  Les proches d’Harvey Pekar dépeints dans les bandes dessinées deviennent eux-aussi aussi des victimes consentantes de cette déferlante médiatique.

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Toby Radloff, collègue atteint d’un syndrome asperger, devient l’icône des nerds.[5] Le véritable Harvey Pekar commente, amer, les images d’archives de la chaîne MTV, où son ami apparaît. Si dans la bande dessinée, la revendication identitaire était vécue de manière libre et éclairée –Toby réussissait à convaincre Harvey de le conduire à plus de 260 miles de Cleveland pour voir le film Revenge of the Nerds– les images d’archives présentes dans le film, viennent renforcer la dénonciation des méfaits de la célébrité entreprise par Harvey Pekar à l’écrit. Le mérite de l’adaptation cinématographique d’American Splendor est d’avoir permis à la bande dessinée autobiographique d’acquérir une légitimité historique renforçant la dimension didactique des saynètes croquées par Harvey.

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Dans le film American Splendor, plusieurs regards coexistent : celui de l’auteur qui commente les tranches de vie autobiographiques narrées à l’écrit puis portées à l’écran et celui d’un public acquis à la cause d’Harvey Pekar, qui, à travers la vision de réalisateurs ayant choisi le parti-pris du documentaire-fiction, font de l’œuvre d’Harvey Pekar un récit au caractère édifiant. La légitimité culturelle d’American Splendor est de s’inscrire dans un mouvement identitaire identifiable historiquement et socialement : celui de l’underground auquel correspond un type de public particulier qui partage les codes narratifs et la représentation du monde utilisée par l’auteur. Le cheminement intellectuel et humain de l’auteur est mis en exergue pour faire vivre une expérience initiatique proche des Bildungsroman.[6]

Enfin, le film vient renforcer la constitution d’une mémoire collective entretenue par les acteurs de cette épopée personnelle et communautaire (Harvey Pekar, sa femme, son collègue nerd, les habitants de Cleveland). Les images d’archive diminuent la distance réflexive qui pouvait exister entre la représentation fictionnelle et l’histoire personnelle d’Harvey Pekar. Celle-ci gagne en universalité et devient une histoire communautaire ravivée par le visionnage de preuves historiques (les images télévisuelles) et la commémoration. Le film offre en contrepoint une légitimité historique à un individu qui, arrivé au crépuscule de sa vie, peut léguer son existence en partage.

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Date de sortie : 8 octobre 2003 (1h41min)
Réalisé par Shari Springer Berman, Robert Pulcini
Avec Paul Giamatti, Harvey Pekar, Hope Davis…
Genre : Comédie dramatique
Nationalité : Américain

Cet article -sous une autre forme- a fait l’objet d’une présentation au colloque international Théories de la réception et cinéma (février 2010, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand)

[1] « La vie ordinaire est un truc sacrément compliqué. » Extrait du film American Splendor, Shari Springer Berman et Robert Pulcini, Fine Line Features, 2003.

[2] « Un homme de rien du tout. »

[3] « Je suis un personnage issu d’une bande dessinée acclamée de la contre-culture (…) Plusieurs artistes me dessinent de manière différente. Hé ! Je suis aussi un homme de chair et de sang (…) Si vous vous demandez comment un homme aussi insignifiant que moi a pu hériter de tant d’incarnations, prêtez l’oreille. »

[4] L’expression Rust Belt (littéralement « ceinture de rouille ») renvoie à une région du Nord des États-Unis, allant de la Nouvelle Angleterre aux états et villes industrielles situées près ou en bordure des Grands Lacs. Jusque dans les années 1970, la Rust Belt était appelée Manufacturing Belt car l’essentiel de la production industrielle du pays y était concentré. Le changement de nom rend compte du déclin économique de la région et des conséquences de la désindustrialisation avec notamment les licenciements de masse à Détroit, berceau de l’industrie automobile américaine.

[5] Apparu dans le cadre de classifications identitaires réalisées par des étudiants américains, le mot « nerd » renvoie généralement à une personne esseulée, peu appréciée, qui s’intéresse à des activités intellectuelles (souvent scientifiques ou techniques) jugées ennuyeuses par la majorité des personnes du même âge qu’elle. Le « nerd » ne se reconnaît pas uniquement à ses centres d’intérêts. Il est souvent représenté dans l’imagerie cinématographique et télévisuelle comme un binoclard gauche, ne sachant pas se mettre en valeur et doté de tics nerveux.

[6] Roman d’apprentissage.

Bibliographie indicative.

Harvey Pekar, American Splendor: The Life and Times of Harvey Pekar, New York, Doubleday, 1986.

Harvey Pekar, More American Splendor, New York, Doubleday, 1987.

Harvey Pekar, The New American Splendor Anthology, New York, Four Walls Eight Windows, 1991.

Harvey Pekar, Joyce Brabner, Frank Stack, Our Cancer Year, New York, Four Walls Eight Windows, 1994.

Harvey Pekar, American Splendor: Our Movie Year, New York, Ballantine Books, 2004.

Harvey Pekar, Best of American Splendor, New York, Ballantine Books, 2005.

Harvey Pekar, American Splendor: Another Day, DC/Vertigo, 2007.

Harvey Pekar, American Splendor: Another Dollar, DC/Vertigo, 2009.

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