Les délices de Tokyo, Naomi Kawase, 27 janvier 2016
Article paru originellement à l’occasion du festival de Cannes 2015. Naomi Kawase était présente à Cannes dans la sélection Un certain regard avec An, une histoire toute simple avec trois personnages esseulés réunis autour d’une pâtisserie traditionnelle japonaise : le dorayaki, sorte de pancake fourré à la pâte de haricots rouges confis. En arrière-plan et toute en légèreté, le film aborde un pan honteux et méconnu de l’histoire du Japon : l’enfermement à vie dans les sanatoriums des hommes et femmes atteints de lèpre, en vigueur jusqu’en 1996.
Comme toujours avec cette talentueuse réalisatrice, les personnages principaux semblent vivre leur vie propre, à l’écran et hors champs. Le rythme est volontairement lent, la personnalité et l’intimité des trois solitaires se révèlent avec grâce et pudeur, par petites touches. Naomi Kawase sait traiter de thèmes dérangeants sans jamais transformer ses héros en protagonistes étendards d’une cause sociale encombrée de clichés. Pour comprendre au-delà des apparences et de l’habitus social, il faut du temps semble dire la réalisatrice. S’extraire du monde – de cette frénésie d’activités qui masque souvent un immense vide existentiel – est une manière de transcender sa condition. Les personnages de Naomi s’abandonnent à la songerie et se prennent à croire qu’une autre vie, bien meilleure, est possible. La magie de la cuisine, de ces haricots qui mettent cinq heures à cuire, est de suspendre le temps et alors d’ouvrir un immense champs de possibles. La jeune fille délaissée par une mère superficielle et névrosée parvient ainsi à se penser maman protectrice, le gérant pieds et poings liés par une sombre histoire de dette s’autorise à voler de ses propres ailes et la vieille dame qui porte les stigmates de la lèpre réalise son rêve de cuisiner pour tous.
L’attention apportée à la Nature, dans ce qu’elle offre de plus simple à filmer (un cerisier en fleurs, un rayon de soleil à travers les branches) et de difficile à mettre en valeur sans tomber dans une forme de romantisme niais, constitue aussi l’un des atouts de ce film à la force tranquille. An est habité d’une présence, même après la maladie et la mort, car le souvenir et le recueillement font intégralement partie de l’expérience cinématographique à laquelle Naomi Kawase convie le spectateur. Un film qui fait du bien à l’âme et offre un regard apaisé et toutefois lucide sur la société contemporaine japonaise. Les productions européennes qui prétendent faire œuvre de mémoire pourraient s’en inspirer.
Date de sortie : 21 octobre 2015 (1h53min)
Réalisé par Naomi Kawase
Avec : Kirin Kiki, Masatoshi Nagase, Kyara Uchida plus
Genre : Drame
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