Film Culte (3) : The Indian Runner, Sean Penn, 1991.

The Indian Runner est un film dramatique, d’une tristesse infinie, mais magnifique. Même si l’intrigue est le décalque d’une chanson de Bruce Springsteen, Highway Patrolman, beaucoup ont vu dans cette œuvre très personnelle de Sean Penn un récit autobiographique ou tout au moins une forme de confession cinématographique existentielle. Film hanté par le traumatisme –de guerre ou familial, difficile de trancher-, The Indian Runner est avant tout une histoire d’amour fraternel entre deux hommes que tout oppose.

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Frank (Viggo Mortensen dans l’un de ses meilleurs rôles) est le cadet. Il est absent des premières images. Mais, les paroles des autres personnages dessinent en filigrane ses multiples bravades d’adolescent. La tension du film est alimentée  par de brusques passages entre la nostalgie du passé et un présent intrusif qui vient balayer l’image idéalisée de l’enfance. Frank revient vivre auprès des siens, c’est un vétéran du Vietnam. De ces années de combat, on ne saura rien : la guerre intérieure qu’il livre aujourd’hui est bien plus redoutable que l’horreur des tueries. Frank est admiré et protégé par son frère Joe (David Morse) qui le considère à la fois comme un héros face aux conformistes de la ville et comme un enfant qui cache sa peur sous des poses d’adulte.

L’aîné, Joe, est un symbole ambulant : il représente et défend les valeurs familiales, le service à la communauté et le don de soi. Un gendre idéal pour une Amérique profonde rêvée. C’est aussi un policier, un autre indice de son autorité. Dans le film de Sean Penn, il sera souvent question d’autorité mais Joe, contrairement à Frank, double maléfique malgré lui, sait l’utiliser à bon escient. Il fallait toute la subtilité de jeu de David Morse pour nous faire croire à la gentillesse gratuite de cet ours résigné. Le film doit aussi beaucoup à la magnifique composition de Viggo Mortensen ; l’acteur, toujours juste, déploie une palette de sentiments incroyables : contentement extatique, enthousiasme fébrile, colère furieuse ou rage froide. Il a face à lui deux autres géants, David Morse, bien sûr, mais aussi Charles Bronson dans l’un de ses derniers rôles (le père de Frank). Trio gagnant, trois durs sur grand écran qui font trembler le spectateur d’émotion.

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Adoptant une mise en scène très réaliste –voire naturaliste- Sean Penn s’autorise quelques incursions dans le bizarre et le grotesque pour mieux signifier le mal qui ronge les deux frères et par extension toute la communauté. On croise donc une femme à barbe, une vieille fille vêtue de rose, des élèves mexicains et un barman démoniaque, que seul Dennis Hopper pouvait correctement interpréter. Le rythme souvent lent de The Indian Runner est volontairement marqué de soubresauts tragiques : la mort de la mère (Sandy Dennis), le suicide du père. Lourd, très lourd, on vous avait prévenu. Pour devenir un homme, il faut tuer le père, Sean Penn paie son tribut à Freud, et se débarrasse de la mère par la même occasion.

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L’histoire personnelle de Frank, pleine de faux départs, de promesses non tenues, de fuites en avant, de retours inespérés font de lui un fils prodigue, un héros qui malgré tous ses défauts suscite l’adhésion et la sympathie du spectateur. Incarnation du mâle dans toute sa splendeur, en cela excellemment servi par la plastique avantageuse et le charisme indéniable de Viggo Mortensen, déjà tatoué plusieurs années avant Les Promesses de l’ombre de David Cronenberg– Frank est pourtant un faible qui besoin des autres pour combler son vide.

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Face à lui, Patricia Arquette dans un rôle de jeune femme paumée au cœur –trop-tendre. L’actrice interprète Dorothy, comparée par Frank à un écureuil bondissant qu’il prendra soin de dresser. Malgré la violence larvée –ou peut-être à cause même de cette violence- tous deux forment un couple glamour qu’on devine voué à l’échec. Les coups et les insultes pleuvent sur Dorothy mais Sean Penn a pris soin de ne pas noircir le personnage au point de nous le faire détester. Frank demeure un rêveur et tout ce qui entrave son besoin d’évasion provoque sa rage. Il ne veut pas être prisonnier de l’Amérique rurale qui finira par le transformer en père et travailleur modèle, sans aucune âme. Son union avec Dorothy obéit aux codes romanesques de l’amour passion semé d’embûches, de séparations, de cris et de retrouvailles dans les larmes.

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Le seul reproche qu’on pourrait éventuellement faire à Sean Penn est le recours constant à des figures manichéennes qui clivent son film en une suite de symboles : bons et méchants, armée et prison, héros de guerre décoré et criminel. Mais, Sean Penn fait endosser alternativement ces rôles positifs et négatifs à ses personnages avec une certaine duplicité, offrant ainsi au film plusieurs niveaux de lecture. Joe n’est pas entièrement « bon », il porte en lui le poids de la culpabilité après avoir abattu en légitime défense un jeune délinquant. Quant à Frank, il clame haut et fort son rejet de la société mais il s’arrange pour que les regards soient constamment tournés vers lui. Être sous les feux des projecteurs, en bien ou en mal, accroît paradoxalement son sentiment de sécurité. Ainsi, le passage à l’acte, le basculement dans la violence extrême et gratuite survient toujours devant des témoins accommodants, par pitié (comme son frère) ou par perversion (le barman, le locataire du motel ou le détenu partageant sa cellule). La recherche de cet assentiment conduit Frank à ne plus faire qu’un avec son personnage de dur. Son mariage est conçu comme un parcours d’effort qui met en valeur ses qualités d’athlète : Frank doit courir puis traverser à la nage la distance le séparant de Dorothy. La femme est devenue trophée : telle une récompense, elle l’attend sur une estrade. Sean Penn, malin en diable, s’arrange pour que le regard du spectateur se fasse aussi complice de ces incartades et de l’ultime descente aux enfers des deux frères. Une manière pour le réalisateur de nous mettre en garde contre les apparences et de pratiquer un relativisme moral qu’il appartiendra à chacun de juger.

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La dernière scène est un grand moment de cinéma. Une tâche de sang, deux hommes à cran, l’imminence d’un accouchement détesté, un reflet dans le miroir et l’avocat du diable joué par un Dennis Hopper plus sardonique que jamais. En commettant l’acte ultime, Frank redevient paradoxalement le petit enfant innocent qu’il regrettait tant.

The Indian Runner est un drame auréolé d’un profond mystère. L’action se situe après la guerre du Vietnam ; le lien entre les troubles du comportement manifestés par Frank et le stress post-traumatique est tentant. Mais le charme du film provient de son ambivalence assumée. Réalisme ou symbolisme ? À aucun moment, le réalisateur ne tranche. L’arrivée de Frank et sa fuite ultime sont ponctuées par les apparitions d’Indiens errants. Témoignages de la déréliction du rêve américain, elles sont tout autant les produits de l’imagination de Frank que le symptôme du désordre social. De quoi Frank s’est-il fait le relais ? Quel message laisse-t-il aux personnes qu’il fuit sans cesse ? A la fin, quand tout est irrémédiablement détruit, seul subsiste le souvenir du petit garçon.

Sean Penn, enfant terrible du cinéma américain, autant remarqué pour son excellent jeu d’acteur que ses crises de violence, s’est probablement tour à tour identifié à chacun des deux frères mais peut-être aussi au père veuf qui, juste après la mort de son épouse, se suicide en regardant les films où apparaissent ses deux fils, enfants insouciants. Sean Penn ne nomme jamais la maladie, seule Maria (Valeria Golino, discrète mais parfaite elle aussi en jeune prof d’anglais), l’épouse de Joe, suggère que le comportement de Frank relève du pathologique. Mais, ce n’est pas ce qui importe. Le film possède avant tout une charge politique extrêmement nihiliste : la fuite –dans la mort, le suicide ou le meurtre, est l’unique porte de sortie dans une société qui berne les innocents que furent Joe et Frank, les fermiers spoliés, les vétérans du Vietnam, les Indiens désœuvrés ou les immigrés mexicains exploités.

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Un film d’un immense pessimisme qui fait honneur au cinéma dans sa capacité à représenter la réalité dans ses aspects les plus sordides tout en accouchant d’une première œuvre d’une pure beauté, bien plus percutante qu’Into the Wild.

Réalisateur : Sean Penn

Acteurs : David Morse, Viggo Mortensen, Patricia Arquette, Charles Bronson, Dennis Hopper, Valeria Golino, Benicio del Toro…

Sortie : 1991

Genre : Drame

Durée : 2h06

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