Crasse, Luna Carmoon, 11 juin 2025

Avec le mal nommé Crasse (titre français de Hoard), la jeune réalisatrice britannique Luna Carmoon signe un premier long-métrage à la fois envoûtant et particulièrement dérangeant. Difficile de défendre un film qui montre deux femmes, à deux âges de la vie, aux prises avec le syndrome de Diogène qui pousse celles et ceux qui en sont atteints à accumuler tellement de choses et de matériaux inutiles que leur domicile se transforme en véritable décharge. Cette histoire, c’est celle de Maria, la jeune héroïne du film mais aussi, celle de la réalisatrice Luna Carmoon qui revendique les aspects autobiographiques de Hoard. Construit de manière chronologique et dichotomique, Crasse est marqué par une césure qui intervient en plein milieu de film et relie deux univers domestiques en apparence diamétralement opposés.

© Milly Cope

La première partie du film saisit l’enfance hors norme de Maria, élevée par Cynthia, une mère célibataire qui l’entraîne dans les décharges, souvent à la nuit tombée, pour ramasser des détritus. Les séquences à l’école primaire montrent les conséquences pour l’enfant. Maria est souvent fatiguée et inattentive. Prise dans une spirale de mensonges (pour justifier son manque d’hygiène, l’oubli de sa tenue de sport…), la petite fille finit par percevoir la bizarrerie maternelle : ce qu’elle vit dans son foyer n’est pas le quotidien normal de ses camarades de classe. Mais, mue par l’instinct de protéger sa mère et aussi cet univers dans lequel elle a toujours évolué, Maria fait front pour préserver sa maison et son intimité familiale de toute intrusion extérieure. Le directeur photo et le décorateur Bobbie Cousins ont privilégié des teintes sepia qui renforcent le côté vintage du dispositif domestique. Si l’action semble se dérouler dans un milieu ouvrier de la fin des années 1980, les jeux auxquels se livrent mère et fille teintent le film d’un onirisme inquiétant. Cynthia (Hayley Squires, déjà vue en mère célibataire prolétaire dans Moi, Daniel Blake) et Maria vivent dans une sorte de dimension parallèle pleine de symboles et signes magiques, dont le sens se dérobe sans cesse au spectateur.

© Hoard Film Ltd

Sans aucun doute, la mère de Maria est profondément troublée mais le parti-pris, réussi, de la réalisatrice est de montrer que malgré ses troubles mentaux, Cynthia est une mère aimante et dévouée. La fin de la première partie, abrupte et presque tire-larmes, pourrait s’apparenter à une critique des services sociaux et leurs alliés (forces de police notamment) qui se révèlent particulièrement indélicats et peu empathiques dans leurs propos. Flash forward et changement de décor. La deuxième partie du film, sise dans les années 1990, s’ouvre sur une adolescente un peu rebelle (Saura Lightfoot Leon) mais plutôt sérieuse qui vit dans une famille d’accueil. Maria cherche toujours sa tenue de sport : celle-ci n’est plus enterrée sous une pile d’immondices mais accrochée à un cintre et repassée. Le contraste est saisissant : Michelle, la « nouvelle » maman de Maria, est tout ce que Cynthia n’était pas. C’est une ménagère irréprochable, une mère organisée, une travailleuse – elle est infirmière, elle a aussi des ami.es. Et pourtant, dans cet univers de normalité domestique, la folie va se frayer un chemin.

© Hoard Film Ltd

Ce premier long-métrage de Luna Carmoon est riche de thèmes (le deuil, le traumatisme, les relations mère-fille), de symboles (le furet et les rongeurs, l’opposition saleté-propreté), de saveurs même (l’aigre et le doux avec la cannelle, le vinaigre et le sel), c’est peut-être là son principal défaut. Mais il déborde d’une énergie diffuse déroutante : la réalisatrice sait où elle veut emmener son spectateur et l’entraîne dans les tréfonds de son inconscient et de son rêve cinématographique halluciné. Nul doute – elle ne s’en cache pas dans le dossier de presse – que Crasse a eu une fonction cathartique lui permettant de revisiter son passé. Mais avec l’arrivée de Michael (Joseph Quinn) dans le récit, Luna Carmoon impose un nouveau rythme à une histoire qui ne se résume plus à un drame psychologique. Crasse est un film tout en contrastes : aux allusions à un passé traumatique succède un pas de deux énigmatique entre Michael et Maria. Les deux acteurs se révèlent à la fois insaisissables (presque félins), taiseux, et bestiaux. Bien entendu, plusieurs événements (l’approche des fêtes notamment, le départ de sa meilleure amie) réactivent le traumatisme de Maria mais c’est bien la présence de Michael, aux intentions jamais claires, qui sert de catalyseur.

© Hoard Film Ltd

Certains spectateurs pourront reprocher à Crasse de se complaire dans la mise en scène de personnalités déviantes. Si le couple formé par Maria et Michael, très photogéniques, provoquera à la fois fascination et répulsion, ce premier long-métrage d’une réalisatrice qui cite les romanciers Ian McEwan et Joy Williams comme sources d’inspiration témoigne d’une belle maîtrise formelle et d’un style très personnel. Par son inscription dans une certaine peinture sociale, Crasse rappelle des films issus du kitchen sink realism, courant cinématographique britannique qui s’attachait dans les années 1950 à mettre en scène des héros ou thématiques liés au prolétariat. Mais en puisant dans ses souvenirs et son propre onirisme, Luna Carmoon accouche d’une première oeuvre viscérale, qui reste longtemps dans nos esprits. Crasse a remporté plusieurs prix, à la Mostra de Venise et au Munich Film Festival.

© Hoard Film Ltd

11 juin 2025 en salle | 2h07min | Drame
De Luna Carmoon
| Par Luna Carmoon
Avec Saura Lightfoot Leon, Hayley Squires, Joseph Quinn
Titre original : Hoard

 

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