Les Docteurs de Nietzsche, de Jorge Leandro Colas, 9 octobre
L’un des ouvrages majeurs de Nietzsche est « Par delà bien et mal. » Cette zone morale grise pourrait susciter le doute voire l’inquiétude mais le docteur argentin Esteban Rubinstein s’appuie justement sur le philosophe pour proposer une vision alternative de la médecine à ses internes. L’approche d’Esteban Rubinstein est novatrice – et digne de faire l’objet d’un documentaire – car, sans bruit ni fracas, elle remet en cause la position d’autorité du spécialiste.
Il y a-t-il toujours un facteur de cause entre l’apparition de la maladie et la présence d’un pathogène ou d’une mauvaise conduite (obésité, tabagisme, sédentarité, surmenage etc…) ? Si le médecin de l’hôpital italien de Buenos Aires (Argentine) ne balaie pas d’un revers de main plusieurs décennies de médecine préventive et de prise en compte des éléments environnementaux, il milite – à sa manière discrète mais résolue – contre la culpabilisation des patients. Il se départit également de toute position supérieure de donneur de leçons (de morale) en arguant que le spécialiste, parfois, ne sait pas pourquoi.
Si les questions du médecin ont comme ambition de libérer praticiens et patients, en leur offrant des possibilités d’envol, de vision en surplomb, le réalisateur Jorge L. Colas a paradoxalement choisi un dispositif caméra qui fige les identités. Plusieurs moments de médecine se donnent à voir, comme les rencontres avec les internes, assis en cercle, qui évoquent leur réception des écrits de Nietzsche. La plupart d’entre eux s’accrochent désespérément à leur serment d’Hippocrate, ils sont là pour soigner (quoi exactement ils ne se le demandent pas toujours, le corps, l’esprit ou les deux ?) et refusent la défaite ou le doute.
La caméra s’attarde sur les visages, les dos des médecins en devenir. Avec les malades, la caméra est fixe, posée – semble-t-il – à équidistance du médecin et du patient, au milieu de la pièce, le réalisateur se rêvant peut-être un témoin neutre de la rencontre qui se joue. Et pourtant, c’est la question centrale au documentaire : comment ne pas prendre parti face à la souffrance ? Doit-on filmer les larmes de la patiente atteinte d’un cancer ? Avec Nietzsche, le docteur tente de promouvoir une forme d’acceptation face aux limitations des uns et des autres : un fatalisme qui fait passer à autre chose, qui redonne sa place à l’instinct de vie, au plaisir, malgré les conséquences de la maladie.
Les questions des patients vus dans ce documentaire révèlent souvent moins leur anxiété (face à la maladie) que leur remise en cause des protocoles. Pourquoi interdire à un paraplégique de soulever les roues avant de son fauteuil (wheeling) quand bien même il en abuserait tel un enfant qui s’amuse avec son jouet ? Il a déjà perdu l’usage de ses jambes, n’a-t-il pas le droit de ressentir ainsi le plaisir du mouvement ? Comment ne pas opiner du chef quand une patiente propose d’ouvrir les fenêtres des chambres ? A juste titre, elle rappelle qu’entrapercevoir un coin de ciel bleu ou sentir l’air frais sur sa peau peuvent aider à aller mieux. En se muant en lieu de techniques à visée exclusivement réparatrices, l’hôpital devient générateur de souffrances. Comment humaniser le soin ? Comment faire en sorte que la vie, la nature, soient présente le temps de l’hospitalisation ?
Dans un documentaire où le médecin se revendique nietzschéen, il est étrange de constater à quel point le philosophe est absent du film. Néanmoins, cet effacement a le mérite de replacer cette petite communauté de patients et pratriciens au cœur du récit documentaire. Récit car la fin se mue en une étrange sarabande où médecin et patients sont rejoints par un vieux Nietzsche enmascarado. Après avoir délié les langues, les corps subissent le même sort : le wheeling n’est plus interdit, les crânes s’ornent de cheveux ondulés qui bougent sur les rythmes technoïdes… parenthèse de liberté avant de saisir un dernier instant ces hommes et femmes en dehors de l’hôpital, au plus près de la vie, de ce qui pour eux, est source de plaisir.
Un film qui devrait être prescrit à tous les médecins (et à leurs patients)
9 octobre 2024 en salle | 1h19min | Documentaire
De Jorge Leandro Colas
|Par Jorge Leandro Colas
Titre original Los médicos de Nietzsche
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