Interview Edmond Baudoin : Inuit, Nunavut, éditions L’association
Dans le site web consacré à mes livres, mais aussi à mes coups de coeur au sujet des Peuples premiers, de l’ouest américain et parfois d’autres chemins de traverse, j’évoquais en juin dernier les deux livres, Inuit et Nunavut, de Baudoin et Troubs sur leur voyage dans le Grand Nord Canadien.
J’écrivais alors :
« Je viens de terminer l’album Inuit, dessiné à quatre mains, voire à plus, puisque plusieurs artistes inuits y ont glissé leurs dessins…
Récit d’un voyage réalisé par Edmond Baudoin et Troubs dans le Grand Nord Canadien, Inuit, publié aux éditions L’association, donne la parole aux habitants de North West River, dans le Labrador, et à ceux de Pangnirtung dans le Nunavut. Les deux dessinateurs rencontrent des membres des communautés inuite et innue mais aussi des Européens, comme Markus, qui a trouvé refuge dans cette petite ville du bout du monde.
La construction du livre est simple : un fil chronologique relie chaque portrait. Les deux auteurs croquent des témoins qui en échange, acceptent d’évoquer leurs souvenirs ou de répondre à leurs questions.
C’est un livre à la fois rare – de par sa nature de récit de voyage et d’oeuvre d’art protéiforme – et essentiel car toutes ces tranches de vie donnent à voir le passé, le présent et peut-être aussi les perspectives d’avenir d’un peuple de survivants. »
Je détaillais aussi les nombreuses rencontres des deux auteurs français avec des artistes locaux : Billy Gauthier, sculpteur et dessinateur métis inuk ou Heather, qui travaille à distance pour Inuit Art Fondation, ou bien encore Jonah, sculpteur rencontré au KFC à Pang et Andrew Qappik, artiste mondialement connu…
Cet été, Edmond Baudoin a accepté de répondre à mes questions, nous permettant ainsi à tous de prolonger le voyage en terre inuit.
En ces temps de crise sociale et écologique, écoutons ses mots sages et bienveillants. Merci infiniment.
Cinescribe : Inuit est construit sous la forme du don-contredon. Les habitants des régions du Grand Nord canadien vous répondent en échange d’un portrait. Comment vous est venue cette idée ?
Edmond Baudoin : La première fois ce fut avec les habitants de Ciudad Juarez au Mexique, j’avais eu une bourse pour vivre là-bas deux mois avec Troubs. Mon idée première était de faire les portraits de femmes. Parce qu’un féminicide était en cours. Toujours des femmes meurent au Mexique du fait qu’elles osent tout simplement travailler et qu’elles vivent seules. Mais entre mon désir de rencontrer les femmes et la réalité de la frontière, mes questions sont devenues générales parce que le président de l’époque Calderon avait déclaré la guerre aux narcotraficants, alors, même si les femmes continuaient de mourir, elles devenaient des victimes collatérales. Le Livre s’appelle « Viva la vida ». Un deuxième livre à été fait de cette manière-là en Colombie, là nous avions posé des questions aux paysans déplacés par la guerre intérieure, c’était dans le Caqueta, les montagnes. Le livre a pour titre Le Goût de la Terre. Un troisième a eu pour géographie une frontière française, un lieu où passent les migrants venus d’Afrique, son titre est Humains, les gens portraitisés étaient les migrants et ceux qui les aident.
Cinescribe : Inuit est un ouvrage très riche visuellement et narrativement. C’est le récit de votre séjour avec Troubs au Canada, doublé d’une série d’entretiens qui nous renseignent sur l’histoire et les conditions de vie des habitants du Labrador et du Nunavut. Mais, c’est surtout une œuvre d’art composée à plusieurs mains, Troubs y dessine mais également de nombreux artistes autochtones : Billy Gauthier, Andrew Qappik, Heather… Comment avez-vous collaboré ? Ce type d’album protéiforme est-il un défi éditorial ?
Edmond Baudoin : Aujourd’hui, l’édition de la bande dessinée permet d’aller dans des espaces impossibles il y a encore 20 ans. Et pour moi, rencontrer les gens, leur donner la parole a toujours été une évidence. On me permet de m’exprimer, des éditeurs m’en donnent la possibilité, c’est donc devenu un engagement et une responsabilité. Qu’on puisse dire nos joies, nos peines avec la bande dessinée est un progrès de l’édition, faire découvrir à des artistes inuit qu’ils peuvent s’exprimer de cette façon fait partie de mon engagement avec l’art et l’expression humaine.
Cinescribe : Vous êtes né à Nice et dans Nunavut, vous écrivez « Un bateau rentre de la pêche, il file dans le gris vert bleu du fjord. Cette image se superpose à d’autres, vues mille fois, en d’autres ports dans le monde, dans celui de ma ville, Nice, où enfant j’allais après l’école, faire semblant de pêcher des gobies. » Avoir vu tant de bateaux, plus jeune, vous a-t-il donné l’envie de découvrir tous les pays dessinés et évoqués dans vos albums ?
Edmond Baudoin : Elle est belle votre question. C’est l’horizon de la mer qui m’a donné envie d’aller voir au-delà. C’est les visages des humains qui m’ont donné le désir de comprendre ce qu’il y a derrière le masque.
Cinescribe : Isabelle, une amie qui participe au voyage, était venue avec le désir d’en apprendre plus sur les chants de gorge inuit. Et finalement, la rencontre – en tout cas, celle rêvée – n’a pas eu lieu. Vous écrivez aussi que vous souhaitiez voir une baleine et vous ramenez le souvenir d’un crâne de baleine échouée ou dépecée sur le rivage. Est-ce que ces manques-là sont aussi source d’enseignements ?
Edmond Baudoin : Nous apprenons souvent bien plus de ce que nous n’avons pas pu réaliser ou vivre que de nos réussites. Le chemin est souvent arrêté par un arbre en travers, un éboulement, un orage ou une tendinite.
Cinescribe : Le Grand Nord, pour beaucoup, est synonyme d’immensités glacées silencieuses. Vincent Marie, cinéaste et frère de Laurent Marie apnéiste, est présent tout au long du récit. C’est un passeur d’images, une personne qui vous met en relation avec l’artiste Andrew Qappik. Vous mentionnez aussi l’absence de Wi-Fi dans ces territoires.
Est-ce que finalement l’isolation et le silence permettent de faire émerger des sensibilités que le matraquage médiatique, chez nous, étouffe ?
Edmond Baudoin : Se couper de l’hystérie de la connection est très important. Notre organisme a un temps qui n’est pas celui des réseaux. Être devant l’immensité de territoires sans arbre, juste formé par une musique des pierres de lichen et de nuages fous jouant au-dessus à cache-cache avec le soleil, rester là longtemps, alors le sentiment de toucher à l’essence de la vie nous envahit. C’est ce que le Nunavut m’a donné.
Cinescribe : Sous les écorces narre une rencontre entre deux artistes : Aurore Bize et vous-même. Le récit de votre correspondance advient au milieu des arbres qui vous entourent tous deux. Pensez-vous que la rencontre avec l’autre, lointain ou proche, doit s’effectuer au milieu de paysages naturels, que ce soit les fjords du Nunavut ou sur les hauteurs des Alpes du Sud ? Et si oui, est-ce que cela traduit aussi votre idée du Beau ?
Edmond Baudoin : La beauté c’est ce que nous prenons de l’autre, ce qu’il nous donne volontairement quand c’est un humain, involontairement pour les arbres, les pierres, les insectes, les couchers de soleil, les animaux sauvages, une odeur, un goût. La chance de vivre. Le lointain est quelque fois dans la main d’un enfant qu’on tient pour traverser la rue.
Cinescribe : Dans Nunavut, vous évoquez votre séjour à Hull (aujourd’hui Gatineau) comme professeur de dessin et de BD. C’est à ce moment que vous rencontrez l’art inuit pour la première fois dans les collections muséales et vous êtes subjugué. Vingt ans plus tard, vous êtes moins enthousiaste face aux œuvres qui vous sont présentées. Pour vivre en vendant des sculptures, pensez-vous que les artistes doivent produire de plus en plus d’œuvres qui répondent au goût des acheteurs en majorité non autochtones, je pense par exemple à des ours dansants et moins de scènes de chasse, et que cela se fait au détriment de la créativité ?
Edmond Baudoin : Je crois que l’homme blanc détruit même quand il est gentil. Il a découvert l’art Inuit qui était un cri. Il a aimé, mais estimé qu’un cri n’est pas agréable quand il est posé au-dessus de la télévision. Il préfère quelque chose de plus en accord avec sa « gentillesse », la maman ours avec son petit par exemple. Mettons-nous à la place de l’artiste : Vous voulez ça, on va vous en faire, ce n’est pas ce que nous vivons, mais nous avons besoin de vivre.
Cinescribe : Dans Nunavut, vous montrez à quel point les communautés autochtones, même dans le grand nord, sont un patchwork d’identités et d’origines. Un peu comme en Arizona, où l’on va trouver des descendants d’espagnols, des métis Navajos et mexicains etc… Pour moi, c’est très important de montrer ça car on rompt avec l’imaginaire européen du bon sauvage « pur », un mythe fallacieux qui ne prend pas en compte les métissages successifs. En aviez-vous conscience avant votre voyage ou est-ce au gré des rencontres, que cette idée s’est imposée ?
Edmond Baudoin : Oui, j’en ai conscience. Nous sommes tous des métis et notre art aussi. Les femmes inuit qui ont fait ces dessins magnifiques, ceux que j’ai découverts à Ottawa en 2000, l’ont fait sur du papier. Le papier n’existait pas dans le monde Inuit. Les tapisseries d’une très grande beauté que j’ai vues à Pang sont en laine, la laine n’existait pas en Terre de Baffin. On prend on vole, on donne on offre, c’est cela l’humanité.
Cinescribe : Vous avez rencontré de nombreuses femmes, je pense à la vieille tisseuse, à Jeannie qui fut membre de la commission « vérité et réconciliation. » Elles ont évoqué le passé traumatique des enfants inuits arrachés à leurs familles pour être envoyés dans des pensionnats. Comment l’art peut-il aider les populations héritières de ces traumatismes à se reconstruire et surtout à se réapproprier tout ce qui leur a été enlevé ?
Edmond Baudoin : Oui, se réapproprier ce qui a été enlevé. C’est par des manifestations, par des révoltes, par des confrontations qu’on peut le faire. Et l’art contient l’ensemble de ces éléments, on a empêché ces femmes ces hommes de parler de manifester, de chanter, de se révolter, ils l’ont fait dans le silence de leurs mains, les dessins, les sculptures.
Cinescribe : Vous portez un regard ironique sur les non autochtones, qui comme Victoria, le médecin, vont raconter une anecdote humoristique – sur le crâne puant du morse – pour éviter d’évoquer les vraies questions, dans ce cas précis, le taux très élevé de cas de tuberculose… Pensez-vous qu’il y a encore beaucoup de non-dits dans le Grand Nord canadien ?
Edmond Baudoin : Le non-dit, ouille c’est difficile ici. Le peuple Inuit compte 40 000 âmes dans le Nunavut, L’État d’Israël a tué 40 000 palestiniens depuis le 7 octobre 2023, autant que le peuple Inuit. Notre monde n’a que faire des Inuit. Bien sûr ce n’est pas vrai, je le dis dans les dernière lignes de « Nunavut », ce n’est pas vrai, mais le capitalisme n’a rien à faire de mon « ce n’est pas vrai ». Les Inuit le savent.
Cinescribe : Vous écrivez au sujet des communautés inuites mais aussi innus, qui à North West River sont séparées par une rivière. Le motif du mur, qu’il soit d’eau, de briques ou de barbelés revient beaucoup dans vos textes et illustrations. Comment fait-on pour lutter contre tous ces obstacles qui se dressent entre les hommes ?
Edmond Baudoin : Comment faire ? Je n’ai pas de réponse, c’est tous ensemble, l’ensemble des femmes et des hommes du monde, quand ils ne sont pas des femmes et des hommes de pouvoir qui autour d’une immense table pourraient avoir un début de solution.
Cinescribe : L’une des questions qui revient dans vos entretiens est : « êtes-vous optimiste pour le futur de votre communauté ? » Et vous, êtes-vous optimiste pour les jeunes européens ?
Edmond Baudoin : Un philosophe disait quelque chose comme : « Si j’étais optimiste j’arrêterai d’écrire et me casser la tête puisque tout irait en s’arrangeant. Si j’étais pessimiste aussi, puisque tout serait foutu. » Je suis un peu comme lui. Mais aujourd’hui je ne fais plus confiance qu’en la nature, elle va trouver la solution de nous dire STOP.
Prix : 33 €
Le prochain livre d’Edmond Baudoin, En Syrie, sortira en janvier chez Gallimard.
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