The Sweet East, de Sean Price Williams, 13 mars 2024

Traversée du miroir cauchemardesque. The Sweet East se présente comme une adaptation d’Alice au pays des merveilles en territoire nord-américain … sauf que l’héroïne du premier long-métrage de Sean Price Williams qui avait été directeur de la photographie sur les films d’Alex Ross Perry (Listen Up Philip, Her Smell) et des frères Safdie (Mad love in New York) est une jeune femme aussi désenchantée que manipulatrice. Lillian, comme Lillian Gish, vedette des films muets des années 1920, avec qui elle partage des cheveux ondulés et un visage angélique, fugue pendant une sortie scolaire.

Les premières minutes du film, qui pourraient sembler anodines, permettent de mieux cerner sa personnalité. Les relations entre garçons et filles sont à la fois violentes et toxiques : aucune place pour le romantisme ou l’amitié. Les grandes gueules – mâles et féminines – occupent le devant d’une scène où chaque interaction est prétexte à un jeu de pouvoir vulgaire et hypersexualisé. Alors comme les autres, Lillian partage la couche du type avec qui il faut sortir. Mais on comprend assez vite que, sans être traumatisée, elle recherche autre chose des garçons et de la vie en général.

A la faveur d’une fusillade – la première parmi tant d’autres du film – dans le restaurant où les jeunes font la fête avec la bénédiction de leurs profs, complètement absents, invisibilisés, hors caméra, Lillian prend la tangente. Mais ce qui frappe à chaque fois, car il y aura une multitude de fuites et de nouveaux départs, c’est la passivité de la jeune femme. Le film est divisé en différents chapitres qui sont signifiés à l’écran par l’insert de cartels à la typographie très années 1920. Si Lillian n’est pas muette – elle parle beaucoup dans le film, pour ne rien dire au fond à plusieurs reprises – elle se laisse sans cesse entraîner par les événements et les diverses incarnations du rêve américain qui croisent sa route.

A l’exception du plateau de cinéma d’une réalisatrice noire – flanquée de son double, un producteur tout aussi intello et noir qu’elle – Lillian se retrouve toujours dans l’antre d’un nouvel amant potentiel. Sauf que la relation ne sera pas consommée, Lillian se résignant à chaque fois à mettre les voiles face à des hommes davantage Barbe Bleue que protecteurs. L’histoire de la Nation est dédoublée dans ces microcosmes visités parfois de gré mais très souvent aussi de force. L’universitaire (Simon Rex, troublant) qui la recueille près de la rivière Delaware partage avec Edgar Allan Poe un goût pour le romanesque mais, emprisonné dans un temps et des valeurs fictionnels, il noie son désespoir en frayant avec des suprémacistes blancs.

Les Etats-Unis sont un pays mythique et mythifié dont la réalité est peu perceptible, que ce soit de ses propres citoyens ou des étrangers. Même Hollywood, à de rares exceptions près, n’a pas réussi à donner la mesure folle d’un pays tellement kaléidoscope qu’un changement d’état équivaut parfois à découvrir un nouvel univers. Le portrait des USA dressé aujourd’hui par Sean Price Williams fait froid dans le dos. Malgré la devise E pluribus unum, la société nord-américaine n’a jamais été aussi fragmentée et chaque groupuscule – qu’il s’agisse d’artistes pseudo-progressistes de la côte est, d’adeptes du survivalisme, ou de néonazis – est persuadé de détenir la vérité.

Pas étonnant donc que l’une des fusillades les plus gore – avec [attention spoilers] arrachage de la tête de l’acteur à la mode (très bien joué par Jacob Elordi, déjà excellent dans Priscilla de Sofia Coppola) – n’ait lieu sur le plateau d’un film en costumes à propos de l’identité américaine. Comme si toute représentation de l’histoire nationale ne saurait être tolérée. Le film ressemble parfois à une juxtaposition de tranches de vie (des islamistes fans d’électro réfugiés en pleine nature dans le Vermont, des moines catholiques voyageurs…) accompagnées d’une musique dissonante et d’une photographie sépia et parfois floutée, mais ces choix esthétiques et narratifs radicaux épousent à merveille la dimension onirique de cette errance inquiétante. Si les USA n’arrivent plus à se représenter eux-mêmes (leur passé, leur présent, leur futur) et si le rêve américain, en revêtant une foison de significations antinomiques, divise plus qu’il n’unit, alors Lillian a raison de devenir la caisse de résonnance de tous ces mâles en perdition. A aucun moment, le cinéaste – à travers le regard de sa protagoniste principale – ne semble poser de jugements sur les « tarés » rencontrés.

Lillian adhère ou fait mine d’adhérer aux croyances de ses différents « sauveurs », un peu à la manière d’une personne kidnappée qui souffrirait du syndrome de Stockholm. Mais ses fuites successives montrent qu’elle est consciente des limites de tous ces raisonnements socio-politiques. Elle joue le jeu tant que cela lui apporte une rétribution – généralement matérielle. L’opportunisme de Lillian, son absence totale de valeurs, qu’elles soient politiques ou religieuses, ses modifications de prénoms et de personnalité en fonction de ses interlocuteurs, tout cela constitue la face sombre du voyage. Dans The Sweet East, le seul moyen de survivre dans cette nation devenue cauchemardesque et ultra-violente est de multiplier les identités, d’en changer au gré des modes, de n’avoir pour boussole existentielle que l’assouvissement immédiat de ses désirs…

13 mars 2024 en salle | 1h 44min | Aventure, Drame, Fantastique
De Sean Price Williams
Par Nick Pinkerton
Avec Talia Ryder, Simon Rex, Earl Cave, Jacob Elordi…

 

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