Retour sur un film : The Wild One, de Tessa Louise-Salomé, 2023 (éligible au Césars 2024)

The wild one, documentaire de Tessa Louise-Salomé, est la tentative de réhabilitation d’un artiste dont les oeuvres ont été censurées via le code Hays par la machine Hollywodienne. Avec seulement deux longs-métrages à son actif, Jakob Garfein aurait pu sombrer dans l’oubli. Mais, c’était sans sa soif de transmettre et de créer. Après avoir essaimé en Californie et en France le modèle de l’Actors Studio qu’il avait aidé à développer à New York dans les années 1950 en compagnie de Lee Strasberg, maître devenu hélas gourou, Garfein a dirigé et produit différentes pièces de théâtre off Brodway mais aussi en France, au Théâtre des Mathurins. Co-scénarisé par la psychanalyste Sarah Contou Terquem, The Wild One ne se contente pas de donner la parole à Jakob Garfein qui y égrène ses souvenirs avant de décéder le 30 décembre 2019. De nombreux extraits de The Strange One, réalisé en 1957, et de Something Wild, coproduit en 1961 avec son épouse à l’époque, l’actrice Carroll Baker, sont analysés afin d’y déceler des traces de traumas, de moments existentiels pivots et de souvenirs refoulés… C’est l’éternelle question qui anime critiques (cinéphiles ou littéraires) : jusqu’à quel point l’intime du créateur irrigue ses oeuvres ?

Jakob Gerfein et Carroll Baker au début de leur idylle

Avec Jakob Gerfein, impossible de faire l’impasse sur son expérience des camps de concentration et d’extermination : avant d’être réalisateur de films ou metteur en scène, il est l’unique survivant de sa famille, revenu d’entre les trépassés, pour commencer une nouvelle vie de paillettes et de stars, loin des horreurs de l’Holocauste. Il l’affirme lui-même : c’est dans l’antichambre de la mort qu’il a forgé ses premières armes d’acteur. Face aux SS et kapos pervers, il jouait l’enfant malade, atteint de tuberculose, afin d’échapper ainsi aux sévices sexuels. Face aux sadiques – qui prennent plaisir à faire souffrir les plus vulnérables – il ravalait sa colère ou sa tristesse et revêtait un masque ne laissant transparaître aucun sentiment. Images d’archives – commentées par Gerfein himself ou narrées en off par Willem Dafoe – enrichissent cette évocation de souvenirs de la guerre qui se télescopent avec les films d’après : The Strange One et Something Wild.

L’apport psychanalytique paraît même superflu, ou tout au moins redondant, tant les séquences filmiques parlent d’elles-mêmes. La caméra glisse rapidement sur une paire de bottes noires. Comment ne pas voir alors en Ben Gazzara, qui interprète un sergent instructeur pervers dans une académie militaire du Sud des USA, un avatar de toute la noirceur nazie ? Different places, same people. Pas étonnant que les films de Jakob Garfein aient été des flops commerciaux malgré le succès critique. L’ambiguité morale des personnages, les thèmes abordés (l’homosexualité masculine dans The Strange One ou le viol et la violence domestique dans Something Wild) avaient de quoi choquer les publics de l’époque. Comme si la réalisatrice Tessa Louise-Salomé était sujette à un contre-transfert, The Wild One multiplie les effets esthétiques – dilatation de l’image, superpositions, reflets – censés témoigner de l’âme insaississable ou de l’esprit tourmenté de Garfein.

C’est peut-être le seul reproche qu’on pourrait faire à ce documentaire riche et intelligent : de s’être laissé déborder par sa passion du sujet ou d’avoir à contrario voulut l’enserrer dans un cadre explicatif trop restreint. Car si Gerfein a certainement connu son lot d’épreuves et de deuils (humains et symboliques), il n’en était pas moins un homme extrêmement lucide et sûr de lui, de ses choix, de ses trajectoires. A ce sujet, on retiendra les interventions éclairantes et super intéressantes du critique Foster Hirsch et du réalisateur Peter Bogdanovitch qui montrent toutes deux que la carrière en dents de scie de Gerfein était moins due à l’acharnement d’Hollywood qu’à son désir de suivre, coûte que coûte, sa vision, portée par un sens moral fort. Le réalisateur n’était pas incapable de travailler en collectif – sa deuxième carrière au théâtre le prouve assez – mais il répugnait à se soumettre aux injonctions de personnalités qui abusaient de leur pouvoir.

Il se distance progressivement de Lee Strasberg dont il ne supporte plus l’emprise sur les étudiants newyorkais. Puis, il tient tête au producteur Sam Spiegel, Harvey Weinstein de l’époque qui ne veut pas d’allusion à la ségrégation dans l’un de ses films. Comment l’ex-enfant de 13 ans envoyé à Auschwitz pouvait-il, une fois adulte et immigré aux USA, ne pas s’émouvoir de constater qu’au pays de la liberté présumée, les hommes n’étaient pas tous considérés égaux ? On s’étonnera que Gerfein, plutôt engagé pour les droits des femmes, n’ait pas mis un frein à la fétichisation de sa première épouse, Carroll Baker, qui devint prisonnière de rôles sulfureux. Elle finira sa carrière en Italie, dans des giallis aux titres évocateurs : Orgasmo, Le couteau de glace… L’accent est mis sur les derniers instants du réalisateur avec sa mère qui, pour qu’il supporte mieux la séparation imposée au camp de concentration, lui dira en guise d’adieux « Je t’ai détesté depuis la naissance. Tu n’as été qu’un poids pour moi », mais le spectateur aurait peut-être aimé en savoir plus sur le couple hors normes formé avec Baker. Hormi cette réserve, The Wild One est un documentaire passionnant sur une figure artistique complexe et intrigante.

10 mai 2023 en salle | 1h34min | Documentaire
De Tessa Louise-Salomé
Avec Willem Dafoe

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