[A]nnées en parenthèses 2020-2022, Hejer Charf, 25 octobre
Ils sont rares les documentaires qui m’émeuvent jusqu’aux larmes. [A]nnées en parenthèses 2020-2022 de la réalisatrice canadienne d’origine tunisienne Hejer Charf est de ceux-là. Bloquée à Montréal à cause de la pandémie, ses projets de réalisation à l’arrêt, Hejer Charf a l’idée de demander à ses ami.es et connaissances, eux aussi entravé.es dans leurs mouvements et élans artistiques, de lui envoyer quelques mots, images et sons en provenance de leurs pays respectifs.
La magie du montage opérant, ce kaléidoscope de témoignages et de tentatives artistiques pour recréer du lien – envers et contre tout – révèle un poignant état des lieux social et économique des expériences singulières en temps de pandémie. L’apparition de la covid et surtout la mise en place de mesures sanitaires et/ou barrières (comme on les appela alors) sonne le glas des mouvements sociaux à travers plusieurs pays. Décembre 2019, on manifeste au Liban, en Algérie, pour le droit des femmes, contre la corruption, contre le confessionnalisme, pour une société plus juste, plus égalitaire et progressiste. Dans les pays occidentaux, on descend aussi dans la rue, comme au États-Unis où le mouvement Black Lives Matter progresse dans de nombreuses grandes villes et aussi dans des états plus ruraux.
Et puis vient la crainte de la contamination, la nécessité de protéger les populations d’un ennemi invisible. Et les rassemblements sont interdits à l’échelle du globe. Pire encore, les mouvements sont confinés et dans certains pays les interdictions gouvernementales rendent tout déplacement à plus d’un kilomètre illégal. Avec le retour à une vie normale, les media ont finalement peu parlé des conséquences psychologiques mais aussi économiques des confinements successifs. C’est parfaitement compréhensible, on avait tous envie de tourner la page, de ne plus ressasser ces mauvais souvenirs. Mais, le film d’Hejer Charf est indispensable, au-delà du travail de mémoire qu’il représente, il nous montre que nous n’étions pas tous égaux devant la covid et surtout il prouve que dans nos sociétés post-covid, les inégalités se sont probablement encore plus creusées et nos libertés individuelles ont encore plus reculé.
Comment ne pas s’émouvoir du sort de cet ami, coincé à Portland, qui faute de mesures d’aides gouvernementales aux États-Unis, se retrouve SDF, à dormir dans sa voiture ? Ce n’est pas un tire au flanc. S’il vivait en France, il ferait partie de ceux que notre gouvernement a labellisé « les français qui travaillent » comme s’il fallait toujours opposer deux camps. Aux USA, pas de gels de loyers, pas de fonds de soutien aux artistes… S’il était ressortissant canadien, il lui suffirait de traverser la frontière pour bénéficier d’une allocation mensuelle lui permettant de payer le loyer d’un logement décent et de manger à sa fin. Le contraste avec les intellectuels bourgeois parisiens est saisissant. Peut-être vivent-ils dans les logements exigus mais au moins ne retrouveront-ils pas à la porte.
Malgré la noirceur de certaines situations évoquées, le film d’Hejer Charf regorge d’espoir et d’optimisme. S’il l’on ne peut plus s’évader physiquement, il est toujours possible de rêver, de créer et de se ressourcer à travers ses souvenirs et les liens qui nous unissent à nos êtres chers. Le repli n’est pas synonyme de mort mais de voyage intérieur. Et l’ami nord-américain de citer le poème Hope d’Emily Dickinson qui fait aussi écho à La Vallée Blanche, autre célèbre poème, récité par une amie canadienne, et composé par Kenneth White, apôtre du nomadisme intellectuel. Les allusions littéraires s’accompagnent aussi d’extraits de films comme cette danse langoureuse de l’actrice égyptienne Nadia Lutfi décédée en 2020, ces images tournées par Sarah Maldoror, pionnière du cinéma africain, morte en 2020 des suites de la COVID ou une séquence de La Chasse aux Lions (1907, Viggo Larsen) qui nous rappelle la nécessité de préserver tous les vivants, y compris nos « amis » les bêtes, pourtant maltraités dans des élevages intensifs. « On ne mange pas ses amis ? » s’interroge l’une des amies de la réalisatrice.
Ce mille-feuille d’émotions, de cris de révolte nous alerte sur l’absence de prise de conscience, par les politiques mais aussi par de nombreux citoyens. Si le lien à la Nature et les bienfaits qui en découlent n’ont jamais été aussi flagrants que pendant la pandémie (une cour arborée, un petit jardin faisaient toute la différence), eh bien, l’on continue à mépriser la Terre, à la maltraiter par des mesures politiques qui sur le long terme menacent le vivant. Comment ne pas songer à la dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre ou aux alertes répétées du Groupe National de Surveillance des Arbres ? Néanmoins, cette litanie d’artistes ou d’intellectuels (David Graeber, l’auteur de Bullshit Jobs) morts du COVID n’est point pesante. Au contraire, à travers leurs images, mots, danses, elle invite le spectateur à s’enraciner dans leur héritage, à inventer de nouveaux moyens de résistance, peut-être plus silencieux ou furtifs mais tout autant porteurs de fruits. Comme cette amie qui, étouffée par le port du masque, se maquillait toujours les lèvres car elle voulait continuer d’arborer un sourire éclatant. Ou ce SDF montréalais qui avec philosophie expliquait que la distanciation sociale à son égard existait déjà avant la pandémie et que cela ne l’empêcherait pas de dessiner…
25 octobre 2023 en salle / 1h35min / Documentaire
De Hejer Charf
Par Hejer Charf
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