Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras, 15 mars
Toute sa vie la photographe Nan Goldin a lutté pour réhabiliter et montrer la beauté de celles et ceux qu’elle aimait. Ses débuts d’artiste sont hantés par la figure fantomatique de Barbara, sa sœur aînée qui s’est suicidée. Barbara et Nancy sont nées dans une famille juive dans laquelle la répression et le qu’en dira-t-on régissaient toutes les interactions. Révoltée par la disparition de cette sœur adorée (qui jouait merveilleusement bien du piano et adorait la photographier), Nancy – qui n’a pas encore été adoubée Nan par son ami gay David Armstrong – fuit. De familles d’accueil en familles d’accueil, d’amants hommes en maîtresses femmes, de squats en squats… C’est paradoxalement ce motif de l’errance qui structure le documentaire de la réalisatrice Laura Poitras construit sous la forme d’alternances.
Luttant contre l’oubli et la relégation, c’est dans les marges que Nan trouve refuge. D’abord au sein de la communauté de queens, ces travestis qui partagent le quotidien de son meilleur ami David Armstrong. Nan choisit de documenter la vie des queens parce qu’elle les trouve belles. Chez Nan Goldin, aucun voyeurisme ou intellectualisme. On la sent empathique avec chacun de ses sujets.
En opposition à l’éducation répressive et hypocrite reçue, ses projets sont menés avec la plus grande sincérité possible. Et même si elle est battue par Brian, son compagnon représenté dans la série de clichés de The Ballad of Sexual Dependency, elle continue de photographier et de réaliser des self-portraits d’elle, le visage tuméfié.
C’est le même souci de vérité qui a conduit la photographe à lutter contre des géants de l’industrie pharmaceutiques, les trois familles Sackler, mécènes d’art, responsables de la commercialisation de l’Oxycodone, un opiacé qui a rendu accro et tué des millions de nord-américains. Mêlant images d’archives, entretiens avec Nan et ses proches, ce documentaire alterne donc séquences sur le passé d’artiste et le présent de militante de Nan. Mais la photographe qui n’a jamais caché ses penchants addictifs – au sexe, aux relations amoureuses destructrices, à la drogue – continue de transformer douleur et rage en expression créatrice. Les rassemblements et manifestations qu’elle organise désormais au sein du collectif de victimes de l’Oxycodone (P.A.I.N. – Prescription Addiction Intervention Now) se déroulent sous la forme de happenings artistiques et là encore, c’est dans son passé, que Nan puisse ses idées et ressources.
Dans les années 1980, la plupart de ses proches décèdent un à un du SIDA. Elle perd ainsi Cookie Mueller, actrice fétiche de John Waters et muse du Lower East Side. Les survivant.es militent chez Act Up et aujourd’hui, tout naturellement, Nan Goldin s’inspire des campagnes choc ou des logos crées par Avram Finkelstein pour dénoncer la complicité des institutions muséales avec les Sackler. Cet excellent documentaire possède un double intérêt. D’abord, il décrit la crise sanitaire majeure que traversent les États-Unis en raison de la prescription d’une drogue déguisée en médicament qui fait encore aujourd’hui 200 morts par jour.
Ensuite, il dresse le portrait d’une artiste incroyable, l’une des meilleures photographes au monde, à travers ses amitiés et collaborations sur plusieurs décennies. Avec Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras redonne vie à une faune bigarrée de danseuses, photographes, cinéastes qui animaient des lieux anti-conformistes tels que le Tin Pan Alley, un bar créé par la militante Maggie Smith qui accueillait activistes noirs, travailleuses du sexe qui souhaitaient quitter le milieu de la pornographie, journalistes…
Le film montre aussi les liens étroits entre cinéma et photographie dans le travail de Nan Goldin. The Ballad of Sexual Dependency est d’ailleurs construit et régulièrement montré sous la forme de diaporamas. Et le documentaire intègre aussi plusieurs extraits de films où apparaît Nan Goldin jeune, qu’elle soit filmée par Bette Gordon ou Vivienne Dick. Toute la beauté et le sang versé a remporté le lion d’or au festival de Venise en 2022, un prix mérité.
15 mars 2023 en salle / 1h57min / Documentaire
De Laura Poitras
Titre original : All The Beauty And The Bloodshed
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