Empire of light, Sam Mendes, 1 mars
Sam Mendes nous revient avec un mélo qui se déroule en 1981, à Margate, station balnéaire qui a connut des jours meilleurs. Le nouveau film du réalisateur britannique sort quelques semaines après The Fabelmans, film testament de Spielberg, encensé par la critique qui y voit une magnifique déclaration d’amour au cinéma. Avec Babylon, cela fait beaucoup de films sortis en ce début d’année qui braquent leur projecteur sur le petit monde du 7e art. Si The Fabelmans était un récit d’initiation, avec le jeune Spielberg en apprenti-réalisateur, et si Babylon s’attardait sur la destinée tragique de personnages inspirés d’acteurs des années 1920 (on peut voir en Nellie LaRoy et Jack Conrad des doubles de Clara Bow ou John Gilbert), Empire of Light choisit de mettre en lumière ceux qui restent en hors-champ et qui sont pourtant des rouages indispensables de l’industrie cinématographique.

Photo de Parisa Taghizadeh, Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022 20th Century Studios All Rights Reserved.
Le décor est planté dès les premières secondes. Nous sommes dans un magnifique cinéma à l’architecture et à la décoration art-déco avec des ouvreurs/ses, agents de caisse et projectionniste en uniformes. Les lustres brillent, les sols carrelés reflètent la lumière tout comme ces vitres à la transparence immaculée. D’où vient pourtant ce sentiment de lassitude, d’étrangeté au monde qui imprègne subrepticement le spectateur ? Du regard d’Hillary Small, manager multi-tâches, qui sera justement notre fenêtre sur ce cinéma de petite ville. Hillary est si perfectionniste qu’elle ne s’autorise pas à regarder les films à l’affiche, contrairement à ses collègues. Sam Mandes a voulu ce paradoxe de nous faire découvrir le milieu des petites mains de l’exploitation des films en salle par l’intermédiaire d’une femme qui s’interdit de voir, des films, mais pas que…

Olivia Colman est Hillary Small. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022, 20th Century Studios All Rights Reserved.
Hillary ne semble pas voir que sa relation avec son patron, homme marié, ne lui apporte qu’amertume et dégoût d’elle-même. Hillary ne regarde pas les journaux télévisés, ne lit pas la presse et demeure étrangère aux bouleversements sociaux qui ébranlent son pays. Malgré la présence chaque jour plus menaçante des skinheads, Hillary est inconsciente de la fracture qui s’élargit et divise le Royaume-Uni au début des années Thatcher. Cette femme aveugle est magnifiquement interprétée par Olivia Colman qui lui insuffle à la fois énergie et ambivalence. Le cinéma de Sam Mendes est basculement. Qu’on se souvienne ainsi de la séquence d’American Beauty où en quelques secondes, un père de famille en apparence maître de lui-même, s’amourachait d’une Lolita. Empire of light ne fait pas exception à la règle. C’est lors du passage au nouvel an, sous une pluie de feux d’artifice que Miss Small bascule.
Un baiser volé, un regard de trop. Il y avait bien eu cette caméra qui s’attardait quelques images plus tôt sur les hanches de Stephen (Micheal Ward), un jeune employé, nouvellement recruté. Mais la filmographie de Mendes dessine davantage une géographie de solitudes que de désir. Et le moment qui scelle ces deux destinées – à priori non appelées à se télescoper – est moins ce premier témoignage d’affection maladroit que l’exploration, en cachette, des salles de cinéma désaffectées qui accueillent un autre blessé de la vie : un pigeon bientôt soigné par Stephen.

Stephen (Micheal Ward). Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022, 20th Century Studios All Rights Reserved.
Dans Empire of Light, le cinéma ne révèle rien, à l’opposé de The Fabelmans de Spielberg ou le double du réalisateur confirmé semblait, dès ses premiers pas avec une caméra, chercher une vérité, quitter à ériger le montage (pourtant au service de la fabrication d’un faux réel) comme instrument ultime. Ici, il ne s’agit pas de recréer pour d’une certaine manière sanctifier et réifier (l’héroïsme du père, l’athlétisme du camarade populaire) mais plutôt de s’évader de la réalité, Stephen le dit lui-même « this light is escape. »

Toby Jones est Norman, le projectionniste. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022, 20th Century Studios All Rights Reserved.
La salle de cinéma est un refuge où l’obscurité garantit l’anonymat, la quiétude. Et la séquence où les skinheads prennent d’assaut le cinéma n’est pas qu’un morceau de bravoure scénaristique. Sa force symbolique est de montrer Stephen à terre, mais aussi Hillary, Neil et tous ces employés rêveurs et fantasques, tabassés, réduits en charpie humaine. C’est le réel dans ce qu’il a de plus sordide, de plus matérialiste aussi (l’extrême droite est portée par des considérations pécuniaires et consuméristes) qui déchire le cocon formé par les murs et les salles du cinéma art-déco d’un autre temps.
Les personnages d’Empire of light ne sont pas flamboyants, charismatiques, comme la mère de Spielberg ou Benny dans The Fabelmans, ils sont souvent ternes, les épaules ployant sous le poids de maux tels que le racisme pour Stephen ou la folie pour Hillary. Point de manichéisme non plus, Mister Ellis (Colin Firth), le patron du cinéma – qu’on aurait aujourd’hui vite fait de traiter de « porc » – est peut-être un homme désespéramment seul, incompris par son épouse. Cela ne l’excuse pas, mais son point de vue coexiste avec les autres interprétations. Les cadrages et la magnifique photographie de Roger Deakins, plusieurs fois primé en festival, ne montrent que ça : des hommes et des femmes perdus dans des immensités d’ombres ou de lumière…

Colin Firth, EMPIRE OF LIGHT. Photo Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022 20th Century Studios All Rights Reserved.
Le paradoxe du film est de faire des moments de basculement et de lâcher-prise des étapes nécessaires pour reprendre le contrôle : sur son corps (quand Hillary se débarrasse de la camisole chimique), sur ses perspectives professionnelles (lorsque le fidèle employé Neil se délie du secret)… Et qu’importe si le projectionniste ne se souvient plus pour quelle raison il quitta femme et enfant plus jeune. Ce qui compte désormais est le lien que l’on a tissé en s’abandonnant, à une confidence, à un saut dans l’imaginaire, à l’autre, tout simplement…
Pas étonnant alors qu’Empire of light se termine par un film dans le film, montrant sur l’écran du cinéma Empire des extraits de Being there, avec Peter Sellers, en jardinier simple d’esprit qui réussit à conquérir et charmer le monde alors qu’il avait vécu, jusqu’à la mort de son maître, en vase clos dans son jardin. A contre-courant de The Fabelmans, par lequel le cinéma est au service de l’ego-trip d’un gamin traumatisé devenu réalisateur incontesté, Empire of light, également partiellement autobiographique (la mère de Sam Mendes souffrait de troubles psy), et malgré ses quelques faiblesses scénaristiques, est un hommage réussi au 7e art (en tout cas, un, qui emporte toute mon adhésion) car il ne célèbre pas le passage du simple réalisateur au démiurge mais montre que le cinéma est fait, avant tout, par celles et ceux qui regardent, aiment, s’amusent avec les Blues Brothers et Stir Crazy, ou rêvent dans l’anonymat des salles obscures. Peu importe le sens, l’important c’est de partir, de quitter la Waste Land. Si le film s’ouvrait avec une référence au célèbre poème désabusé de T.S. Eliot, il se termine sur une ouverture, tel un envol. Je reproduis ici le texte de Philip Larkin, The trees, qui clôt le film.
The trees are coming into leaf
Like something almost being said;
The recent buds relax and spread,
Their greenness is a kind of grief.
Is it that they are born again
And we grow old? No, they die too,
Their yearly trick of looking new
Is written down in rings of grain.
Yet still the unresting castles thresh
In fullgrown thickness every May.
Last year is dead, they seem to say,
Begin afresh, afresh, afresh.
1 mars 2023 en salle / 1h59min / Romance, Drame
De Sam Mendes
Avec Olivia Colman, Micheal Ward, Tom Brooke, Colin Firth, Toby Jones, Tom Brooke…
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