Entretien avec Virginia Pésémapeo Bordeleau, L’amant du lac, Mémoire d’Encrier

Virginia Pésémapeo Bordeleau est une artiste québécoise autochtone connue pour ses peintures, poèmes et livres. Elle a écrit L’amant du lac, sublime roman d’amour et de mort, paru aux éditions Mémoire d’encrier.

Cinescribe : Le lac Abitibi est le témoin des ébats et de l’amour grandissant entre Wabougouni et Gabriel le métis. Il est aussi un havre de paix pour la femme enceinte puis un refuge pour le corps meurtri de Gabriel, au retour de la guerre. Est-ce que ce lieu s’est imposé comme un personnage à part entière au fil de l’écriture ou saviez-vous dès le départ qu’il jouerait un rôle central dans le récit ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Mon intention était de personnifier le lac Abitibi. Dans la tradition autochtone tout est vivant et possède un esprit, ce qui se traduit dans ce roman par l’effervescence de la nature autour des amours de Gabriel et Wabougouni. Je pense, par exemple, à l’image du vent qui soulève les feuilles d’un arbre qui frémissent comme la robe d’une femme, dans ce chapitre où Gabriel pense à sa bien-aimée qu’il a quittée.

Île Nepawa, Lac Abitibi, copyright Mathieu Dupuis, Le Journal de Montréal, 5 juin 2021

Cinescribe : Ce roman est une œuvre où plusieurs voix se donnent à entendre. Celle de l’amant bien sûr, mais aussi celle de la femme aimée Wabougouni, et aussi celle de l’aïeule, Zagkigan Ikwè. Comment faites-vous pour retranscrire autant de points de vue ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Je me mets à la place de chaque personnage. Étant une artiste peintre, il m’a été facile de voir le monde comme Gabriel, et pour avoir été maintes fois amoureuse, comme celui de la jeune femme. Par ailleurs, je suis grand-mère et me glisser dans la peau de Zagkigan Ikwe fut facile. Je lui ai aussi donné le caractère de ma mère amérindienne. Des histoires de femmes violées m’ont aussi servies de modèles.

Cinescribe : L’aspect transgénérationnel du traumatisme influe sur les destinées de plusieurs personnages. Vous êtes-vous nourrie de récits oraux, transmis parmi vos proches ou parmi des ami.e.s issu.e.s d’autres communautés autochtones ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Je suis issue de gens et d’un peuple qui a vécu des traumatismes, donc moi-même intimement marquée par ces traumas. Ma mère était une Eeyou originaire de Waswanipi qui a perdu son statut d’Autochtone en épousant mon père, puis mon frère aîné a été forcé d’aller au pensionnat où il a vécu tout ce qu’on reproche aux religieux.

Cross Lake Indian Residential School, Cross Lake, Manitoba, février 1940. Dept. Indian and Northern Affairs/Library and Archives Canada

Cinescribe : Le livre évoque les abus à la fois sexuels et psychologiques commis par de nombreux religieux chrétiens auprès des populations autochtones du Canada. L’été dernier, le Pape s’est d’ailleurs rendu au Canada en pèlerinage de pénitence. Il m’a semblé qu’en plus de dénoncer les méfaits commis par de nombreux religieux, Zagkigan Ikwè s’interrogeait avec intelligence sur les contradictions d’une foi qui érige le sacrifice (de Jésus, mais aussi de la vie à travers le célibat de ses religieux) en expression ultime de spiritualité et d’amour. Était-ce l’un de vos objectifs ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Nous n’étions pas fervents de rites religieux à la maison, mon père était athée, et les réflexions de la vieille femme médecine me sont personnelles. Je lui ai prêté mon opinion devant l’hypocrisie des dogmes des églises dont la vie et la sexualité qui lui est nécessaire est refusée aux croyants, aux religieux qui soulagent leurs besoins physiques sur les enfants et les femmes des réserves. Je crois même que les pédophiles se retrouvaient dans ces institutions où la chair fraîche était abondante et disponible. Je n’ai aucun respect pour ces individu.es. Car il y avait aussi des femmes, malheureusement.

Ourse bleue, le premier roman de Virginia Pesemapeo Bordeleau, est paru en 2007 aux éditions La Pleine lune. Il a été traduit en anglais en 2019 pour les éditions Inanna Publications (Toronto).

Cinescribe : La guerre est toujours en arrière-plan des intrigues et sous-intrigues qui structurent votre livre. Que ce soit celle livrée plusieurs siècles auparavant aux autochtones, avec malheureusement le soutien d’autres autochtones. Ou celle que va mener Gabriel à l’étranger pour se prouver on ne sait trop quoi. Toujours elle sépare et elle meurtrit comme avec le personnage de Maria, qui décide de se prostituer après l’annonce de la mort de son fiancé en Belgique en 1914. Pourquoi teniez-vous l’intégrer à votre récit ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Gabriel est inspiré de mon père qui était vétéran de la seconde guerre mondiale. Il a longuement souffert du syndrome post-traumatique de cette expérience, et nous en parlait abondamment. Il a aussi été élevé en partie par les Anicinapek du Lac Abitibi, qui l’ont surnommé Appittippi. Il a été amoureux avant la guerre, puis a rencontré ma mère au retour. Des recherches ont démontré que les traumas inter générationnels existent et nous en sommes la preuve dans ma famille. La guerre est le propre de l’homme et aussitôt que l’une se termine, une autre commence. Je ne peux pas en faire abstraction.

Virginia Pésémapeo Bordeleau, copyright Christian Leduc

Cinescribe : Votre livre est une célébration de la sensualité, des corps, il a donc été qualifié d’érotique. Néanmoins, je trouve ce qualificatif un peu réducteur tant votre livre, à la fois épique et intimiste, est riche de sens, de couleurs et de textures. Pensez-vous que votre formation initiale en arts plastiques ait influencé votre manière de raconter cette rencontre amoureuse ?

Virginia Pésémapeo Bordeleau : Je suis d’accord avec votre idée, ce n’est pas un livre érotique qui se rapprocherait de la porno, il s’agit d’un roman qui célèbre une sensualité saine et lumineuse. On m’a dit que mes descriptions ressemblaient à la couleur de mes peintures, c’est probablement vrai.

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