Ceux qui travaillent, Antoine Russbach, 25 septembre
Dans Ceux qui travaillent, le réalisateur helvète Antoine Russbach a choisi de s’intéresser, non aux victimes du rouleau-compresseur néo-libéral, les gagne-petits, les exploités qui triment au quotidien, mais plutôt à ceux qui incarnent -souvent avec fierté- cette machine à broyer, à savoir les cadres dynamiques de grandes entreprises. A travers l’itinéraire d’un super manager déchu de ses fonctions et de ses privilèges, dont la plus grande peur est le déclassement, Antoine Russbach montre que personne, quelque soit son attitude face au travail ou à sa hiérarchie, n’est à l’abri du chômage et de la précarité.
L’univers professionnel et domestique de ce collaborateur hors-pair, meneur d’hommes, et employé infatigable, est d’une extrême froideur : que ce soit dans son entreprise ou chez lui, même lors d’une fête d’anniversaire, le visage de Frank (Olivier Gourmet, parfait dans le rôle) demeure impassible, libéré de tout affect. Toute l’énergie de cet homme est entièrement tournée vers le faire, qu’il envisage en termes de résolution de problèmes. Il l’affirme d’ailleurs à l’un de ses nombreux enfants : tout problème trouve sa solution, et si possible, une solution rationnelle, comptable, mathématique. Ses enfants et son épouse ont presque intégré cette manière de vivre ou tout n’est que calcul pour être toujours plus rentable. Face aux réunions du père qui s’éternisent, on ne se plaint pas, on s’adapte : on prépare un sandwich qu’il préfèrera avaler dans son bureau au lieu d’être à table en famille, on ne pose aucune question, trop contents de bénéficier de tout ce que l’argent peut acheter.
Or, à la suite de sa démission forcée, Frank va peu à peu entrevoir la possibilité que sans un minimum d’éthique, quelque soit la productivité ou la rentabilité du travail, celui-ci ne vaut rien. La chute de Frank s’accompagne, dans la première partie du film, d’un cortège d’humiliations : le départ de l’entreprise, les bras chargés de cartons, escorté d’un policier, l’entretien d’embauche qui n’en était pas un et visait seulement à lui soutirer des infos pour la concurrence, le repas d’affaire qui se termine pas des sourires crispés, le rendez-vous chez une coach qui dessine des diagrammes dénués de tout sens… A travers ces rencontres qui soulignent l’isolement de Frank, et pour la première fois, sa remise en question d’un système professionnel qu’il défendait jusque là bec et ongles, Russbach montre, avec une économie de moyens remarquable, la férocité et l’hypocrisie délétère du monde du travail en entreprise.
Le réalisateur ne s’attache pas à montrer Frank sous de meilleurs auspices. L’étroitesse d’esprit du personnage s’incarne dans le choix cinématographique d’une focale de 50mm dans presque tout le film. Frank ne regrette pas la décision -monstrueuse- qui a conduit le conseil d’administration à le forcer à démissionner. Frank continuera de penser que le sans-papier rejeté à la mer par ses employés méritait ce sort -puisqu’il n’avait pas à monter illégalement sur le cargo- et que seul comptait le transport à bon port, à Marseille, de la marchandise périssable, pour éviter au groupe une réputation catastrophique. Si Frank entrevoit la duplicité du jeu de dupes auquel il a souscrit pendant des décennies avec entrain, c’est parce qu’il est devenu, à son tour, un homme impuissant. Lui qui ordonnait, décidait, exigeait, doit maintenant montrer patte blanche, se faire petit et obséquieux, de peur d’être définitivement écrasé.
Frank regagne une minuscule part d’humanité au contact de sa fille cadette (dont il a maintenant le temps de s’occuper) mais l’animosité suscitée par ce personnage dénué d’empathie est maintenue presque jusqu’au bout, livrant ainsi un film à la mise en images clinique, aussi froide que le cœur glacé de Frank.
Date de sortie : 25 septembre 2019 (1h42min)
De Antoine Russbach
Avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay, Louka Minnella…
Genre : Drame
Nationalités : suisse, belge
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